Némérya, capitale du bruit, aux alentours de dix heures.
Soupir éditorialiste signé de la main de l’Archipel.

J’imagine qu’il fait toujours jour. J’entends le brouhaha qui se propage sur mon dos, j’entends l’activité qui naît, je hume le parfum du café qui se laisse infuser, je me délecte des subtils pas qui pèsent sur ma surface, sur cette croute que nul ne se gêne à piétiner. Je subis. J’endure. Je laisse aux autres le soin de me rappeler où est ma place; sous leurs bottes, selon la forme qu’ils me conditionnent à avoir. Et ça me va. Je crois.

À une époque, j’étais bruyant. Comme cette ville, comme ces gens qui sapent en mangeant et qui conviennent que se plaindre nous permet d’avancer. À une époque, j’étais une figure de proue, une brave île flottante que nul ne pouvait attraper, influencé par l’éminence et le grondement de la ceinture volcanique m’entourant et qui n’avait cesse de scruter le moindre de mes mouvements. À une époque, je laissais entendre le souffle de mes vents et les complaintes des plaques tectoniques qui m’avaient façonné. Je subissais. J’endurais. Je laissais les autres me dicter quand acter, quand prétendre, quand être vérace. J’étais cet endroit que tous enviaient, mais que jamais personne ne voulait sauver des ravages environnants.

«Affirme-toi.»
«C’est ta voix qui te porte.»
«Plus fort!»
«Brandis le poing.»

C’était ce que les volcans trouvaient à gronder et hurler. Et je m’y conformais. Ils savaient mieux que moi. Je ne savais pas. Je n’étais qu’une candide île sans attaches ni racines. J’avais pour unique savoir le dictat de mes créateurs. J’imagine que toutes les îles, même les plus vieilles, voient le jour ainsi, limitées, voire castrées par la puissance et l’imposante apparence des plaques qui se sont rencontrées et ont suffi à les faire naître.
Mais j’ai grandi vite.
Plus vite que bien d’autres.

Il y avait ce superbe privilège.
Je flottais. Je m’éloignais. Jour après jour.
Rien ne me retenait, ma voix s’intensifiait
Et mon propre vent me soufflait vers l’horizon.

Tu m’as peut-être vu, quand je suis parti à la dérive. Tu m’as peut-être entendu me ternir lentement. Ce vent, ma voix, on me l’avait longtemps vendu comme d’une sublime puissance, comme une force que nul ne pourrait jamais me retirer… et pourtant. Je me le suis laissé retirer. Volontairement. J’ai accepté de céder. Mon souffle éolien est devenu celui des autres. Le vôtre. Je suis devenu l’Archipel, celui sur qui l’on marche et qui se refuse à laisser entendre sa complainte. L’utopie de l’île flottante s’en est allée. Je suis devenu l’Archipel, celui qui subit, qui endure et qui laisse le vent des autres souffler à travers sa voix.

Chaque jour, on foule ma terre comme l’on ferait courber l’échine à un péon conciliant. Chaque jour, on me parfume et me déguise selon l’impulsion et l’influence du moment… et cela me sied. Je crois. Je suis muet. On n’entend plus de mon souffle que les sifflements de tierces personnes. Je suis muet. Une île, ça ne parle pas de toute façon. Ça laisse sa population s’exprimer et ça se contente de nager dans la mer, aussi trouble soit-elle. Je suis muet. J’ai perdu avec le temps l’envie de me soulager de mon vent. Je suis muet… et je m’y complais.

M’y sens-je vivre ? M’y sens-je entendu ?
Qu’à cela ne tienne que je m’y sens respecté…

Nul ne peut t’inculper d’égoïsme ou de vanité lorsque tu portes sur ton dos le fardeau du monde. Nul ne peut te reprocher tes paroles, lorsque jamais tu n'interromps ton mutisme pour rapporter ce que l’on t'a si brillamment demandé de dire. Je n’ai plus de vent. Je n’ai plus de voix. Je ne dérive que selon ce que me dictent ceux qui attendent à entendre ma voix… Et c’est bien. C’est douillet.

J’aurais aimé être réellement muet. J’aurais aimé être une île agélaste qui toujours veille sans être entendue. Il doit être agréable de ne pas subir la pression de potentiellement décevoir les autres au moindre son inconvenable. Il doit être génial de ne pas avoir à qualifier la norme. Il doit être aisé de ne jamais être contraint de souffler la moindre perfidie.

… Alors quand l’un s’aventure à m’interroger
Je m’ouvre tout niais. Je le désigne du doigt.
«Et toi, dis-moi, qu’en penses-tu? […] La même pour moi.»

Je suis l’Archipel sur lequel tu marches. Celui qui se plie à ta volonté. Je t’écoute, je t’entends. Je subis, j’endure. Je répète. Je souffle ton vent.
Moi, je n’en ai plus.

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Fait-il froid là où vous me guidez Oiselle ? Ou est-ce le genre d’endroit qui me permettra d’entendre à me plaire. Si le plaisir n’est pas des convoitises qui retiennent mon attention, il m’apporte le confort que vous décrivez. Celui de ces regards tendres qui tantôt vous dorlotent tantôt vous portent au repos. Si je n’étais pas un archipel, j’aimerais être comme vous. J’aimerais déployer des ailes et voler, chanter, hurler, déféquer où je veux sans que cela n’ait jamais de conséquences. C’est trop tard. J’aurais pu, mais je ne l’ai pas fait. Plutôt que d’attendre que l’on me pousse hors du nid, je l’eus fait de mon propre chef et voilà maintenant où j’en suis. Pris entre le ciel et la terre, érodé par l’usure des marées salines, le dos usé par le poids de ces êtres viciés à qui j’ai osé faire confiance; tous savaient mieux que moi, tous avaient tellement d’expérience, tous avaient gagné mon admiration. Si j’eus vu dès le départ le caractère cabossé de leur surface, alors peut-être aurais-je préféré le ciel à la mer…

« Il faut un village pour élever un enfant. »
Où était le mien quand on a forcé sur moi
Les malheurs du monde et que les étoiles fuyantes
Ont disparu dans l’horizon comme la mer.

Une île, aussi sage soit-elle, peut-elle être entendue ? Peut-on entendre dans le souffle de sa volonté ce diamant bleu qui nous promet le monde ? Est-il trop tard pour cueillir des étoiles une fois que l’on a choisi de se réduire à exister à travers les autres ? Oiselle, vous piquez ma joue de votre bec, vous séchez le canal érodé par l’eau saline qui perlait sur ce val, j’ai l’impression d’être entendu. J’aimerais vous entendre chanter. J’aimerais entendre votre voix. La vôtre. Pas celle des autres. Je pourrais la répéter. Je pourrais l’imiter. Je pourrais la porter. Bien qu’il serait ironique que vous cherchiez à vous émanciper des autres et que moi, naïf Archipel, je prétende être assez digne pour que votre voix se joigne à la mienne. C’est l’habitude. Je suis le porte-parole de ceux qui ont à se faire entendre.
C’est ce qu’on m’a demandé.

Il y a cette chose qui est commune à tous les archipels. Les vagues ne nous ébranlent pas, nous ne bougeons pas, nous rassurons par notre force. Nous sommes stables, robustes. Même si l’on nous fait mal. Celui que vous décrivez, l’Archipel qui vous manque, celui qui vous a tant réconfortée. Quelque part, il continue de dériver et il traîne, non loin de lui, un bagage immensément riche; vous. Oiselle, peut-être êtes-vous le vent qui le guide ou un souvenir vague qu’il chérit.

Mais comme toutes les vagues en cette terre
Vous retrouvez les berges, vous les colorez
Votre écume les étreint, l’archipel ressent
Et il sourit. Il vous reconnaît. Chaque fois.

Il vient à mon esprit de me demander si j’ai cet effet aussi auprès de ces plaques tectoniques qui m’ont fait naître. Si depuis que j’ai dérivé au loin, il leur vient à l’esprit de sourire en pensant à moi. Puis-je réellement nier mon origine ? Dois-je seulement le faire ? Vous, Oiselle, votre origine vous manque. Moi, pas. Pourtant, tous deux, aussi opposés soit-on, nous nous retrouvons dans cette même position inconfortable. Regardez-nous : vous, Oiseau, moi, Île. Vous, être sensible, moi, être impassible. Vous, nostalgique, moi, désabusé. Vous, libre et pourtant contrainte à chanter les mots d’autrui. Moi, contraint de propager les mots d’autrui et captif.
Les résultats de ces chemins différents n’auraient-ils pas dû être différents ?

Et maintenant ? J’envie votre archipel. Je suis jaloux. Terriblement jaloux. Parce que demain, quand je coulerai, quand on m’engloutira de l’écume ardente chauffée par ces volcans qui ne cherchent qu’une potence pour mes semblables, on m’oubliera. Et là où je me tenais, il ne restera plus que des écrits plus ou moins tourmentés. Et le vôtre, il aura laissé une surface précieuse, ce phénomène que l’on appelle le rire de la mer; quand on regarde l’eau à l’horizon, quand la lune ou le soleil se reflète à sa surface, alors on voit ces diamants lumineux qui scintillent. C’est la mer qui nous sourit. C’est la mer qui vous sourit. C’est l’archipel qui vous dit : « Je suis toujours là. »
Même si cet archipel d’autrefois n’est alors plus accessible, il subit et endure. Il continue d’exister… et il vous… nous souffle ce murmure…
Il est temps, Oiselle, de souffler vos mots… Il est temps Archipel que votre vent s’élève…
Je crois.


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