Le réveil est un menteur. Même ainsi caché sous sa couette, ne laissant que son visage à la pâle lueur blanche du téléphone vibrant et sonnant avec un volume au maximum, la jeune femme ne pouvait échapper à son réveil programmé et à ses obligations. Quelle idée... C'était ce qu'elle s'était dite en se remémorant son rôle à l'université de Nemerya. L'imposture ne lui allait même pas. Elle ressemblait davantage à une élève qu'à une professeur. Elle avait bon avoir déjà franchi la vingtaine, sans ses lunettes, on lui donnait à peine le droit d'être majeur... Ah les lunettes ! Elle les avait récupérées pour les mettre, se redressant sur son lit. La sonnerie s'était calmée, Alexey avait donc perdu cinq minutes à chercher ce honteux courage aidant les flemmards à sortir de leur couche... Un long soupir avait quitté ses lèvres. Si elle ne se dépêchait pas, elle allait manquer son avance, essentielle pour son véritable travail... La jeune femme avait sursauté lors du rappel sonore de son réveil.

Alexey Arkhanvolv n'avait même pas eu le temps de prendre son petit-déjeuner. Du moins, elle se l'était interdit, comme si elle souhaitait se punir pour sa paresse. C'est sous le rythme de la course que ses pas avaient quitté sa chambre, puis la luxueuse résidence qui l'hébergeait sous conditions. Le trajet vers le campus universitaire s'était fait en quatrième vitesse, attirant sur Alexey un grand nombre de regards curieux de la part des étudiants se rendant au même endroit. Tant mieux ! Elle ne voulait surtout pas qu'on loupe son existence durant son - probablement - court séjour en tant que professeur ! Puis, soudainement, alors qu'elle avait largement récupéré son retard, elle s'était arrêtée...

Une dizaine de minutes plus tard... La porte de la salle de pause des professeurs remplaçants s'était entrouverte, laissant entrevoir des verres de lunettes brillants de sournoiserie. La pièce était vide... Parfait ! Prenant de « force » la salle de pause comme quartier général de la gourmandise, Alexey y était entrée avant de doucement refermer la porte derrière elle. La jeune femme ne voulait pas être dérangée, mais elle avait la conviction qu'elle ne le serait pas. Après tout, les professeurs remplaçants sont rares et celui qu'elle remplaçait était l'une des tristes victimes de l'affaire en cours. C'était, pour ainsi dire, tout particulièrement exceptionnel. Trouvant de quoi faire du thé dans une pièce pourtant à l'abandon, la jeune femme avait fait chauffer l'eau avant de trouver un petit saladier pour placer ce qu'elle avait acheter en faisant une halte au konbini... Des petits pains au curry. Les fameux petits pains au curry.

Sagement assise sur sa chaise, la mauvaise caricature de professeur souriait. Elle avait consulté l'heure et elle avait plus que le temps de manger cinq ou six petits pains au curry, le tout, accompagné d'un splendide thé vert ! Alexey était horriblement fière d'elle, jusqu'à ce que... La porte de la salle de pause des professeurs remplaçants ne s'ouvre subitement... La jeune femme aux yeux bleus avait eu une réaction d'effroi pendant quelques instants, comme une enfant prise sur le fait d'une bêtise, avant que ce sentiment ne soit remplacé par la honte. Elle n'était ici que depuis le début de la semaine et déjà, elle prenait ses aises... Et accessoirement, la salle de pause des remplaçants. Un jeune homme aux cheveux blonds était figé sur l'encadrement de la porte, probablement tout aussi surpris que l'ingénieuse... Un moment de malaise où les joues se colorent de rouge et où les paroles sont automatiques.

- « Bonjour... ? » Avait-elle tenté, brisant la formation de glace embarrassante.

- « Bonjour… Je m’appelle Ludwig Winter, je remplace Madame… euh… » Il avait alors consulté un document. - « Madame Toussaint. Je remplace Madame Toussaint pour son congé de maternité. Et vous êtes…? » Il ne semblait pas à l'aise... Et la jeune femme à lunettes allait en profiter pour prendre le dessus.

- « Enchanté, Ludwig Winter ! Je m'appelle Alexey Arkhanvlov ! Je ne sais plus le nom de la personne que je remplace... » Elle avait froncé les sourcils et porté une main à son menton, forçant la réflexion. - « Si on faisait un pendu, je dirais qu'il y avait au moins deux «L », un « A » et deux « O »... Monsieur Losanglo ! » Chacun ses méthodes mémo-techniques ! Le professeur remplaçant Winter avait pénétré le Q.G. d'Arkhanvolv, posant ses maigres affaires. Alexey n'était pas du genre à aimer partager la nourriture qu'elle prévoyait pour elle seule, seulement... Mission et politesse obligent... - « Que direz-vous de prendre un thé avec moi, monsieur Winter ? Il reste encore du temps avant la sonnerie ! J'ai aussi des petits pains au curry, mais je préférerais que vous me les laissiez pour cette fois ! » Avait-elle lancé joyeusement, sa voix aussi sincèrement souriante que ses lèvres. Au moins, ses paroles ne mentaient pas. - « Je n'en ai pas pris assez... » Ajouta-t-elle tout bas, déçue d'elle-même. Elle aurait dû en acheter le double ! Aucune jeune femme avec un tel gabarit ne s'enfile cinq à six pains au curry en guise de petit-déjeuner, aucune sauf Alexey Arkhanvolv...

Ce qu'elle appréciait avec le fait de porter une paire de lunettes, autre que le fait que cela lui donnait une apparence plus mature et plus sérieuse, c'est qu'elle rendait le regard nettement moins bavard. Derrière deux verres et un encadrement de monture, les yeux bleus de la jeune femme paraissaient beaucoup moins expressifs, cachés par un simple reflet de lumière ou tout bonnement, semblant trop hors d'atteinte, barrière mentale sans raison d'être, pour qu'on daigne essayer de lire en eux. Même si dresser l'illusion des faux-semblants était aussi naturel pour Alexey que le simple fait de respirer, elle était du genre à valoriser chaque petit détail. Après tout, Alexey incarnait une personne qu'elle n'était pas.

- « Oh, ne vous en faites pas mademoiselle Arkhanvlov. J’ai déjà mangé ce matin… Mais je ne refuse jamais une tasse de thé. »

La bouche de la jeune femme s'était entrouverte, mais aucun son n'en était sortie. Ses lèvres étaient devenues les gardiennes d'un mot qu'elle ne pouvait prononcer. Mensonge... C'était un mensonge. Du moins, la première partie l'était... Les sourcils de l'ingénieuse s'étaient montrés sous une forme plus sévère, se fronçant légèrement, dessinant des rides légères au-dessus de son nez. Là encore, les lunettes faisaient leur bon travail de dissimulation... Alexey était une jeune femme qui, pour le bien de ses missions comme de sa propre sécurité, se devait de mentir constamment. Loin de déballer des âneries ou des histoires à dormir debout, elle se contentait de ne pas dire toute la vérité, d'adapter les événements les plus difficiles à avaler en une version simplifiée, de masquer les tragédies et leurs conséquences par des silences. Alexey savait mentir. Ses paroles étaient bien trop faciles à avaler, comparable à du petit-lait, pour qu'une personne ose s'interroger sur leur véracité. Alors, quand on lui mentait, elle s'en rendait parfois compte, prenant alors un air sévère.

Ludwig Winter avait choisi un café au lait, bien plus consistant qu'un simple thé. Cela signifiait au moins que son petit-déjeuner avait été insuffisant ou léger. Mais ce qui avait mis véritablement la puce à l'oreille à Alexey, c'était à quel point l'autre professeur remplaçant esquiver du regard les délicieux petits pains au curry ! Comment osait-il ?! Personne ne pouvait faire une telle chose sans arrière-pensée ! Ils étaient bien trop irrésistibles pour n'attiser aucune convoitise ! Même si on n'a pas faim, ces petits trésors dorés attirent l'œil. Du moins, c'était la conclusion de l'expertise d'une jeune femme, qui rappelons-le, se trouve être un véritable génie...

- « Vous remplacez pour quel cours, d’ailleurs ? »

Alexey avait subitement écarquillé les yeux, tant Ludwig la prenait un peu au dépourvu. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il alimente de lui-même la conversation. Un sourire sincèrement amical et lentement, sa voix douce grimpait à nouveau dans la petite pièce.

- « L'histoire moderne. Je possède divers diplômes dans d'autres domaines, ainsi, j'ai déjà fait des remplacements dans d'autres écoles pour des cours de technologie, c'est d'ailleurs, bien plus dans mes cordes... Cependant, il semblerait qu'aucun professeur maîtrisant les recueils de l'histoire de Galar n'ait été trouvé suite à l'absence inattendue de Monsieur Losanglo... » Ses deux petites mains encadraient alors sa tasse de thé. - « Je suis originaire de Galar et depuis quelques années, je m'intéresse fortement à l'histoire. Je suis aussi la seule personne à avoir postulée pour le poste... Après un entretien assez compliqué, où mes connaissances ont été jugées modestement suffisantes, j'ai décroché le poste. À vrai dire, je pense qu'ils n'avaient pas d'autres choix... Annuler tout un trimestre de cours aurait été un désastre... » Avait-elle soupiré.

Ce que l'ingénieuse avait mis sous silence, c'était l'ampleur monstrueuse de son parcours professionnel. Véritable prodige ayant remporté plusieurs prix Nobel et auteure d’innombrables inventions, Arkhanvolv était tout bonnement surqualifiée pour un poste de professeur remplaçant. Ainsi, avec un peu de négociation et des excuses plus que réchauffées, elle arrivait souvent à s'infiltrer dans des secteurs qui ne lui étaient pourtant, de base, aucunement destinés... Alexey ne mentait pas concernant l'histoire. Depuis quelques années déjà, les vieux livres écrits il y a bien longtemps étaient devenus sa nouvelle obsession.

- « Ah... ! » S'écria-t-elle soudainement. - « Je crois que je commence à ressentir du stress... Ludwig, je ne suis pas professeur d'histoire ! » Sans blague ? - « Et si jamais un élève le remarque et me tend un piège de connaissance ? De quoi aurai-je l'air si je saute à pieds joints dedans ? » Elle venait tout juste de réaliser que, dans un peu moins de dix minutes, elle allait devoir faire face à de nombreux étudiants déjà bien rodés dans le domaine. - « Je pense que mon estomac me jouera des tours si je mange tous les petits pains au curry... » Et le piège venait de s'activer. Elle avait levé un doigt autoritaire, prenant un air extrêmement sérieux et sévère. - « Je vous en laisse un, Ludwig. Un. Pas un de plus ! Mais demain matin, il faudra me le rendre ! » Alexey avait alors ponctué ses propos d'un clin d’œil plein de malice. Le jeune homme avait le teint pâle. Elle ne pouvait le laisser rejoindre sa classe dans cet état... - « Les bons comptes de petits pains au curry font les bons collègues ! » Bien évidemment, elle venait de l'inventer à l'instant.