« Vous avez toujours vécu à Illumis ?
— Non, je vivais à Unys avant.
— C’est donc de là que vous êtes originaire ?
— Non, je suis originaire de Rosalia, à Johto. »
L’homme face à Océan le dévisagea, visiblement perdu. L’intéressé poussa un soupir. Etait-ce vraiment essentiel de faire le  tour de toute son histoire simplement pour qu’un patron le prenne comme nouvel intervenant, sachant qu’il y était obligé ? Enfin, ce n’était pas comme si la vérification d’identité et l’étude attentive des personnes qui venaient à eux était injustifiée. Océan le savait bien, et c’était la seule raison pour laquelle il avait accepté de s’y plier.
Après tout, la création d’un deuxième cabaret du Val d’Amour n’avait rien d’anodin.
A vrai dire, lorsque Kaleo, son employeur à Illumis en avait parlé à Océan, celui-ci avait eu du mal à le croire. Cela faisait maintenant plusieurs longues années qu’il était installé à Illumis, fréquentant même une université de musique depuis deux ans. Une vie posée, malgré les aléas de sa vie bohème, qui était autrement plus appréciable que celle qu’il avait passé dans l’hospice à Unys pendant dix longues années. Du moment où sa mère l’y avait abandonné, seul, avec une génitrice qui l’avait rejeté comme seule famille, et celui où il avait franchi pour la première fois le seuil du cabaret du Val d’Amour d’Illumis, il avait cru que sa vie ne se résumerait qu’à ce vide incroyable, à cette sensation que la solitude le dévorait à petit feu, ne le laissant ni vivant ni mort dans un corps à l’agonie. Les marques d’affection et l’amour dont il manqua une bien trop longue partie de sa vie le marquèrent à jamais, tout comme il avait été marqué par le désintérêt que lui montrait sa mère même lorsqu’elle était encore avec lui. Finalement, qu’elle le laisse derrière elle l’avait peut-être sauvé.
Sa fugue de l’hospice pour Kalos l’avait fait, en tout cas. Lorsque, âgé d’à peine seize ans, il avait trouvé le Val d’Amour et que Kaleo l’y avait accepté, il ne savait pas que c’était ce qui le sortirait de la fadeur dans laquelle il avait si longtemps été enfermé. Débutant comme simple serveur, il démontra très vite de bonnes capacités scéniques, ainsi que vocales, et dès qu’il eut ses dix-huit ans, il commença à se produire sur scène. Si ses années à l’hospice avait forgé son besoin de liberté et le manque d’amour sa carapace face aux autres, il découvrit là une vie exaltante.
Qui atteint des sommets lorsqu’il apprit le secret du cabaret.
Le jour où Kaleo décida qu’il pouvait lui faire confiance, il lui révéla la vérité ; le cabaret ne servait pas simplement de lieu de spectacle, mais offrait également un réseau de prostitution souterrain. Aucun détournement ici, non, loin de là ; mais pour toutes celles qui se refusaient à exercer leur métier avec les risques qu’apportaient les rues la nuit, ou celles qui appréciaient ne pas affronter les difficultés seules, le cabaret était une main tendue. Sans compter que c’était aussi la manière la plus simple pour les hommes d’offrir eux aussi leur services. Au Val d’Amour, tous aimaient appeler cela du travail de réconfort.  Et Océan, qui brisait tant les codes et qui n’avait que si peu faire de ce que les autres pensent être bien ou mal, décida de tenter l’expérience du métier le plus vieux du monde.
Trois ans plus tard, il était plus heureux de vivre cette vie que jamais.
« Et donc tu remplissais quoi comme fonction, à Illumis ?
— Kaleo n’en a pas parlé ? De toute façon, je sais que ma place ici est déjà prête, on a tout réglé avec lui. Il suffit de me faire signer les papiers, et tout continue comme avant pour que je vous aide à faire tourner la machine ici aussi. »
Il ne pensait pas un jour quitter Illumis sans quitter le Val d’Amour, et pourtant le voilà, à une table exactement semblable à celles qui se trouvaient dans le cabaret d’Illumis, sauf qu’ils étaient des kilomètres et des kilomètres plus loin. Car un soir, Kaleo était venu retrouver Océan et lui avait demandé si changer d’air le tentait. Et puisqu’Océan était Océan, il s’était montré intéressé. Kaleo lui évoqua alors son projet de créer un second cabaret, dans une autre région. Lumiris. Il lui demanda, car il était un très bon employé et ce, dans tous les domaines, s’il était tenté par une mutation d’une année là-bas, dans la ville d’Artiesta. Une fois cette année terminée, avait-il ajouté, il pourrait choisir de rester dans la région ou d’en repartir, sa place au Val d’Amour d’Illumis lui étant évidemment gardée. Après une réflexion très brève, il avait accepté. Une fois sa deuxième année d’université terminée, il avait décidé de partir en année sabbatique, nouant également des contrats d’avance avec deux ou trois magazines pour des séances photos.
« Et donc à part le travail au cabaret, comptez-vous exercer une activité annexe ? Fréquenter une université ? Affronter les champions des arènes pokémons peut-être ? »
Un rictus traversa le visage d’Océan à ces derniers mots. Les pokémons. Il avait pendant très longtemps complètement ignoré ces bestioles, évité tout contact avec elles. Il n’en voyait pas le moindre intérêt. Lorsqu’il préparait son voyage, pourtant, l’idée de se lancer un défi durant cette année où il en aurait peut-être le temps avait commencé à l’effleur. Et puis il y avait eu ce maudit pokémon pot de colle qui était entré dans sa vie, dont il ne pouvait pour l’instant pas se débarrasser. Alors, la décision de le garder en entraîna une autre.
« Oui, je compte devenir dresseur. »
Il avait surtout décidé en quelques minutes et sans la moindre information qu’il tenterait de s’attaquer au champion, mais ça, l’homme n’avait pas besoin de le savoir.
« Et vous avez déjà un pokémon ?
— Pourquoi ?
— Car sinon je contacterai le professeur Baobab pour vous afin qu’il vous donne votre premier pokémon. »
Océan envisagea de mentir, mais il savait que le meilleur moyen pour se débarrasser de ce pokémon qui dormait à cet instant précis dans sa capuche n’était sûrement pas de prendre les gens de Lumiris à rebrousse-poil.
« Oui, j’en ai un. »
L’entretien se conclut quelques questions plus génériques et une vérification de ses papiers plus tard, sur une signature et un paraphe répété trois fois.
Et ainsi le voici dans cette salle, si loin de la ville qui l’avait adopté et accepté tel qu’il était, prêt à vivre la vie qui se présenterait à lui ici.