J’avais beau me tortiller et nier. J’avais beau vouloir oublier la force des flammes du ciel, je n’y arrivais pas. C’était de ces jours où le soleil nous empêche de travailler et que son vent frais fait bouger les rideaux de telle manière qu’ils sont inutiles, laissant pénétrer l’astre au cœur même de mon plan de travail, m’éblouissant, m’empêchant de proprement dessiner. Les traits de graphite, tantôt gras tantôt clairsemés, qui s’accumulaient de plus en plus sur ma feuille tendaient lentement à me désespérer. Je n’y arriverais pas. Pas aujourd’hui. Quoique je veuille illustrer, quelque soit ma source d’inspiration, je n’arriverais pas à satisfaire mes critères. Je ne rencontrerais pas mes standards. Il y avait de ces jours où l’on avait l’inspiration, mais pas le talent, et d’autres où c’était le contraire. Visiblement, j’étais dans le premier et le trait que je faisais disparaître sous le frottement frénétique de ma gomme à effacer tenait à me le rappeler proprement, en s’obstinant à vivre, en se dérobant à la caresse du caoutchouc, en m’offrant l’exacte chose qui, chaque fois, me faisait regretter mon métier. Le papier avait cédé. Il s’était rompu dans un bruit qui moussait mon angoisse. Un bruit qui s’empara de la pièce et qui fit écho dans mes tympans plus d’une fois.

Tant pis.

Ce n’était pas aujourd’hui que je pourrais entamer cette commande que l’on m’avait faite. Cette illustration de mon souvenir de Cirrus, notre ancien doyen. Et si les disponibilités venaient à me manquer, si je voulais à tout prix rentabiliser la moindre de mes journées libres, mon corps s’entêtait à me montrer que je n’étais pas celle de nous deux qui avait le choix. Il était le patron. Il était celui qui dictait mes envies et mes possibilités… et il avait gagné son combat aujourd’hui. Avec un grognement agressif, je repoussai les feuilles et les crayons vers le fond de mon bureau, je lançai ma gomme à effacer vers la porte et je me levai.

Il avait gagné.

La fraîcheur du vent d’automne me dorlota et je souris. C’était une douce journée. C’était ce que mon corps s’était acharné à me faire comprendre et je ne raterais pas l’opportunité de profiter de l’air frais de la mer, de la musicalité des vagues s’écrasant sur les berges de Port-Corail, des lumières des navires qui disparaissaient à l’horizon, des Seagulls qui voletaient doucement dans les airs surplombant la ville, laissant, parfois, entendre la cacophonie presque mélodieuse de leurs cris. Du plan de travail, sépulture de mon gribouillis chiffonné, j’étais passée à ma chambre pour attraper une veste puis à la pièce d’incubation où j’avais cloîtré l’œuf duquel j’avais récemment fait l’obtention. Je souris en me saisissant de sa carapace échaudée par les lampes rouges qui servaient à le dorloter et à assurer sa survie jusqu’à l’éclosion… ou jusqu’à ce que je me décide à l’amener à la plage avec une cellule de mon équipe de Pokémon.

Puis j’étais partie.

Je m’étais contentée d’un simple texto à l’endroit d’Alaric pour qu’il ne me cherche pas lorsqu’il rentrerait et j’étais partie. Je partis vers cette plage qui m’avait souvent accueillie quand je me permettais une once de détente. Sur cette plage que certains fréquentaient seulement pour voir les dames bronzer. Mais pas aujourd’hui. L’automne tuait la passion que tous entretenaient pour les plages. De sa douceur traîtresse, il secouait les températures à tel point que la plage ne devenait plus qu’un endroit désert et calme où quelques téméraires se plaisaient à jouer.

Sauf aujourd’hui.

Il n’y avait, en dehors de moi, qu’une autre femme et ses Pokémons. Ça m’allait. Nous étions loin de cette démographie trop haute que je reprochais à ce genre de lieux touristiques. L’achalandage était suffisamment bas pour que je puisse m’éviter ceux qui utilisaient le lieu comme s’il avait été un site de rencontre ou pour empester de leur sueur et de leur cri l’endroit avec leurs parties de volleyball de plage.

Il n’y avait qu’un calme presque plat. Le seul bruit qui persistait à exister, outre les vagues rencontrant le sol sablonneux, c’était celui des Pokémons en pleine esclaffe. Un bruit qui me faisait sourire. Un bruit qui me rendait heureuse à chaque fois. Suivie de ma délégation qui se garda bien de rester calme, je m’installai au sol, serrant contre moi la coquille de mon œuf, souriant en le caressant comme s’il avait été le bébé auquel j’avais moi-même donné naissance. Un sourire qui ne se perdit pas lorsque j’entendis les braillements des Pokémons tenter de me tirer de l’état d’hypnose dans lequel j’étais. Bien au contraire, mon sourire s’intensifia.

Habilement, je me levai et couvris l’œuf sous la couverture, le confiant au bon soin de ma Cacturne, probablement la seule de mes Pokémons capable de prendre soin du fragile objet. Avant même que je ne commence à courir, je commençai à rire, m’empressant de rejoindre les Pokémons qui n’étaient pas les miens. Pour jouer avec eux comme j’avais l’habitude de le faire avec les miens. Me mêlant à un jeu duquel les règles m’excédaient. Poursuivie par mes Pokémons et les siens, je riais de ma propre incompréhension. Je riais de ma candeur.

Moins de la chute qui s’ensuivit. Tentant de contourner ma Pomdrapi, je tombai les pieds devant. Mon dos épousa le sol de toute sa robuste et une volée de sable s’envola vers cette femme que je ne voulais pas déranger.

Mais j’étais une enfant. Je finissais toujours par déranger, sans m’en rendre compte. Et même ça, j'eus du mal à m'en rendre compte. Je ne m'excusai pas. Je me relevai aussitôt que le choc fut assimilé... et ma course reprit.

La course était interminable, une loupe éternelle sur les rives de cette mer qui pouvait se vanter de posséder nombre des souvenirs. Mon amusement était fort, si bien qu’il avait enterré complètement le bruit des Pokémons ou les paroles qu’auraient pu prononcer cette étrangère. Mon rire avait eu raison de l’écho des voix. Les pulsions de mon cœur avaient eu raison de mes sensations et il ne restait plus que cette âme gaie qui turlutait en sprintant. Pourquoi ? Pour rire. Parce que ça me permettait de dépenser mon énergie. Parce qu’il me faisait du bien de croire. De croire ? La fantaisie imaginaire que nos Pokémons avaient imaginée. Plus jeune, quand on me hurlait de cesser de m’agiter ainsi, faute de dignité ou de je-ne-sais-quel extravagance bourgeoise qui m’échappait, je pestais, je grimaçais parce que je ne voulais jamais m’arrêter de jouer. Maintenant, il n’y avait plus personne qui aie le pouvoir de me dire d’arrêter. Plus de parents à l’emprise despotique. Plus de gouvernante matérialiste pour me dire que je pouvais me blesser.

Le monde m’appartenait.

Ou j’aimais le croire, du moins. Rien à voir avec l’envie de m’imposer à l’univers et de le gouverner. Je jubilais à l’idée d’y exister de la manière que je souhaitais y exister. Dans le plaisir et la légèreté. Autant de plaisir et de légèreté qu’il en fallait pour que l’on me pardonne dès le lendemain les bêtises que je commettais.

Dans cette extase, dans ce sentiment d’amusement, je me sentais puissante et invincible. Loin des soucis de la vie. Loin de cette feuille bonne à jeter qui m’avait menée ici. Loin de la misère que la vie me proposait. Une misère superficielle, mais une misère tout de même. Si, de sa griffe fraîchement acérée, elle suffisait à me m’égratigner le cœur à vie, alors elle m’était suffisante. Personne ne me demandait de justifier les plus grandes douleurs que je pouvais ressentir, de toute façon. Personne ne m’implorait pour connaître ce qui pouvait rendre mon âme grise. Ni mes poursuivants ni ceux que je pourchassais, maintenant comme dans mon quotidien. Cette plage, en cet instant, était l’image exacte de laquelle j’avais besoin pour que ma vision brouillée par l’épuisement puisse redevenir claire et que je ne regarde plus derrière moi… ni devant.

Sans m’en rendre compte, j’avais été exclue du jeu. J’étais sortie des limites imaginaires et l’on avait cesser de me filer. Je n’étais plus du groupe et je ne m’en rendais pas compte. Rien de surprenant. Trop perchée dans l’hédonisme pour voir que j’avais transgresser les règles non-écrites. Et je ne le compris que lorsque je me tournai pour envoyer une grimace à ma Pomdrapi qui normalement m’aurait suivi, mais qui s’affairait à embêter l’Archéduc que l’on m’avait légué, loin du sol, loin de moi. Mon regard s’attrista. J’étais exclue. De dos, ma cadence diminua, mais je continuai de m’éloigner du terrain de jeu jusqu’à sentir la jambe épineuse de ma Cacturne sous mon pied presque nu.

Je trébuchai. Encore.

Et le ralenti dramatique gagna la scène quand j’entendis Dauphine s’exclamer et que je la vis s’affoler. L’œuf. Cette précieuse petite coquille avait échappé à vigilance et voilà qu’il volait vers le terrain de jeu… là où personne ne faisait attention à rien. Là où il risquait d’être écrasé, là où ma Cacturne se rua avec l’espoir de limiter les dégâts, moi, je ne poussai qu’un puissant beuglement. Un cri qui transperça et la folie et l’amusement. Un cri qui glaça sur place le moindre de mes Pokémons. Teintée par la désespoir et désarroi, ma voix s’enrailla, les larmes coulèrent d’elles-mêmes sans même que je puisse les contrôler, s’affalant en cascade sur mes joues. Les remords me prirent et je m’étranglai de mon peu de force physique, comme si ça allait changer quoi que ce soit.

Je n’avais pas défié les cieux et pourtant je me prenais un courroux digne des plus grands malfrats en un instant. Et je n’avais d’autres réflexes que de geindre et de me plaindre. L’œuf roula un moment jusqu’à se pose près du lieu que l’étrangère avait choisi pour se prélasser. L’œuf s’arrêta près d’elle comme s’il avait toujours été le sien. J’aurais aimé marcher vers elle, récupérer cet œuf qui était le mien, mais j’en étais incapable.

Le temps s’était arrêté.

Pour moi, pour mes Pokémons, il n’y avait qu’une habile tension qui intensifiait le froid léger de l’automne. Seul Dauphine bougeait poursuivant, avec difficulté, le trésor que je lui avais dérobée. « Désolée… puis-je vous demander de le rendre à ma chère Dauphine ? » hurlais-je, la voix étranglée par le scandale. C’était la seule approche que je pouvais tenter. J’étais incapable de me mouvoir. J’étais incapable d’exister maintenant que ce bébé m’avait échappé, maintenant que par ma faute il était peut-être mort. J’avais été surprise qu’il ne cède pas, je bénissais le sable de l’avoir ainsi sauvé. Et j’espérais, en secret, que cette femme soit compréhensive, qu’elle me le rende sans faire de cas.

Après tout, je n’avais pas fait exprès pour le sable.

Mon cœur s’arrêtera un temps quand j’entendis mon nom. Dans ma naïveté, j’avais oublié que mon visage était connu, dans mon excitation j’avais oublié à quel point on m’avait dit de me tenir. Pendant une minute, j’avais été si enfantine que j’avais mis en péril la vie de mon œuf et ça, ça pouvait faire les manchettes : Miss Lumiris, l’irresponsable mère. Un titre qui empestait le sensationnalisme, mais qui aurait vite fait le tour des réseaux sociaux et qui, de surcroit, aurait rapidement raison du peu de réputation que je parvenais à entretenir. Même si j’avais voulu mentir, même si par un réflexe malhonnête j’avais voulu dire qu’elle se trompait, je n’y serais pas arrivé. J’étais incapable de tenir un mensonge, incapable de regarder une personne dans les yeux et de lui pondre une phrase qui ne correspondait pas à mon interprétation de la réalité. « Oui ? » dis-je simplement dubitative quand le monde tourna à nouveau, quand le battement de mon cœur cessa de me fausser compagnie. De mon regard curieux, j’espérais la reconnaître, j’espérais avoir au moins un indice sur l’identité de mon interlocutrice. L’avais-je croisé sur la route ? Nous étions-nous parlé dans une soirée luxueuse quelconque ? Nous étions-nous croisées dans une salle de spectacle ? La réponse ne vint pas.

Et le doute, lui, persista.

Il devenait plus fort. Et chaque fois que je m’égarais à trouver une piste pour en revenir bredouille, je me flagellais intérieurement. Je ne pouvais pas ne pas la reconnaître. Je n’avais pas le droit d’admettre que son souvenir m’échappait. Et jamais l’idée qu’il n’y avait aucun souvenir à trouver ne me vint. Jamais l’idée qu’elle me soit inconnue et qu’elle aie simplement vu un article de blog parlant de moi ne me vint. Et je désespérais. Je me torturais, grattant frénétiquement mes bras comme si ça avait pu me rendre la mémoire.

Et mon corps, traître à mon âme se jeta lentement vers la femme, de la même façon qu’il se serait jeté devant un train si j’avais voulu m’éteindre. Traître. La harpie fourbe qui me servait d’enveloppe charnelle cessa de m’obéir et commença à agir d’elle-même. Lorsqu’elle saisit le bras la dame, je bouillai intérieurement. Lorsqu’elle secoua sa main, je rougis. Lorsqu’elle parla, j’eus envie de mourir… mais il n’y avait pas de train sur cette plage. « Oh quelle coïncidence ! Heureuse de vous revoir. » La gêne me prit. J’avais beau fouiller ma mémoire, cette femme n’était dans aucun de mes souvenirs, mais mon corps avait décidé qu’il feindrait qu’oui… parce que je n’avais pas encore l’habitude d’être reconnue, je n’avais pas encore l’habitude des admirateurs que m’avaient apporté ma présence à Miss Lumiris ou sur la croisière Ariwa. L’idée qu’elle puisse en être une m’échappait complètement.  

« Ça remonte à… » J’espérais qu’elle éclaircisse ma lanterne, que de sa voix elle complète cette phrase, qu’elle mette fin à malaise – ou l’amplifie. – Prise entre l’arbre et l’écorce, j’espérais qu’elle me viendrait en aide et qu’elle tue dans l’œuf ce quiproquo intense, qu’elle agite sous mon nez la plume qui me ferait recouvrer la mémoire. Un bal ? Un repas ? L’amie d’un ami ? Je séchais complètement et je ne voulais pas être celle qui oubliait quelqu’un. Je ne voulais pas être cette femme hautaine qui n’en avait que faire des gens qu’elle rencontrait. Je ne voulais pas donner cette impression d’être au-dessus des autres… et pourtant… il faudrait qu’à un moment je m’avoue vaincue. Il faudrait qu’à un moment je reconnaisse que son visage m’était inconnu.

Il faudrait que j’admette que je l’avais oubliée. Elle comme le contexte de notre rencontre.

« À si longtemps que ma mémoire me fait défaut… » Mais mon corps s’y opposait. Lui refusait que je perde la face. Lui refusait d’entendre le grincement de mes dents créé par mon irritation bien palpable. « Je ne savais pas que vous aviez une passion pour les œufs. Il faut dire que ces petites coquilles sont souvent intrigantes. » dis-je en ricanant, espérant détourner le sujet, espérant que passe sous silence mon amnésie prétendue et que l’on se contente de ne jamais mentionner nos noms… ou qu’elle l’échappe quelque part dans notre conversation pour que je puisse m’y rattacher, pour que je puisse avoir au moins une chose qui ne trahirait pas le voile frêle de mensonge qu’avait levé sur nous mon corps, dans une impulsion que je m’expliquais à peine.

Je me savais impulsive. Je me savais candide au point de sauter aux conclusions trop rapidement. Au point de regretter des gestes ou des mots stupides et dangereux. Pas au point de prétendre me souvenir de quelque chose qui n’existait possiblement pas. J’aurais aimé retourner en arrière, me fondre dans la masse, choisir une autre plage, ne pas attirer l’attention de la dame. Trop tard. J’étais prise dans cet inconfort que ma lamentable personne avait créé. Prise à assumer un mensonge que je n’avais pas l’imagination – ou le courage – de poursuivre.

Prise à faire semblant d’être amie, sans savoir si j’entretenais un lien positif avec cette personne.

Et s’il est était comme mademoiselle Lise ? Et si sa rancœur était telle qu’elle me ferait ravalé la moindre de mes tentatives de me sortir de cette position d’imposture que j’avais ressentie dès qu’elle avait dit mon nom sans mentionner une seule appellation ou forme de politesse. Juste Lyanora. Elle devait être amie. Elle ne pouvait pas être étrangère, pas avec cette interjection. Pas avec cette façon de s’adresser à moi. Elle était forcément une amie. Forcément.

J’imagine que j’aurais dû m’en douter. J’aurais dû savoir que ma mémoire n’était pas horrible au point où je pouvais oublier une amie – ou ce que je croyais en être une. – J’imagine que j’aurais dû savoir, que je n’aurais pas dû feindre et que j’aurais dû poser la question. Non. J’avais été stupide. J’avais cru pouvoir m’en tirer. J’avais cru. J’avais cru naïvement et j’étais tombé assez rapidement du nuage sur lequel j’avais pu voltiger. Rattrapée par la véhémence et la froideur de cette femme. J’aurais aimé retourner en arrière, effacer les derniers instants. J’aurais aimé avoir choisi une autre plage. Au lieu de ça, je la fixais, les yeux grands ouvert, perplexe parce que je ne comprenais pas ce que j’avais fait de mal, ce qui lui avait inspiré toute cette hargne qu’elle me crachait à la figure avec l’espoir de me blesser. J’essayais de résister, de me montrer forte, de contenir ces émotions qui remontaient en moi. J’étais une personne émotive, c’était probablement mon grand fardeau au quotidien et voilà qu’elle de sa qualité d’inconnue martelait de coup précis les choses exactes qui pouvaient m’affecter… avec une précision telle que j’aurais pu croire, d’une manière ou d’une autre qu’elle m’avait connue depuis longtemps.

Ses mots faisaient mal. Très mal. Et je ne comprenais toujours pas comment elle avait pu connaître mon nom. « Pardonnez-moi. J’avouerais avoir été déstabilisée par le fait que vous connaissiez mon nom. J’ai cru que ma mémoire me faisait défaut. L’intention n’était pas de jouer les hypocrites, mais que vous m’aidiez à retrouver le souvenir que ma mémoire refusait de revoir. Je suis sincèrement désolée pour le quiproquo mademoiselle Jade. » Malgré ses mots, malgré ses insultes. Il n’y avait dans ma voix aucune once de haine ou de rancune. Tout était finement calculé et de la même noblesse naturelle que j’avais l’habitude de montrer. Je contenais ces pulsions négatives qui voulaient ravager mon visage et le crisper. Je ravalais le peu d’égo que j’avais pour que cette rencontre – non fortuite – ne tourne pas en un concours de crêpage de chignon public. J’eus un sourire simple pour conclure ma phrase. Un sourire sincère significatif pour moi. « Laissons le passé derrière et le futur nous surprendra. Elle était probablement juste un peu sanguine et rancunière, probablement qu’elle savait peu réagir aux mensonges humains. J’avais simplement provoqué sa méfiance et sa méchanceté.

Je méritais ses reproches.

« C’est mon second œuf pour être honnête. Ma Cacturne en avait la charge, mais je l’ai accrochée et il a échappé à sa vigilance. C’est fâcheux, mais au moins il n’a rien. » expliquai-je en désignant Dauphine, attentive, qui nous observait pas très loin. Dans un geste lent et tremlant, je me penchai pour ramasser l’œuf. J’avais beau tenter de me dissuader du mal qui pouvait habiter cette femme, une partie de moi avait peur… comme à chaque fois que l’on m’avait confrontée avec plus ou moins de méchanceté. Je réagissais mal à la gratuité des reproches peu importe de qui ils étaient, même si je les méritais. Particulièrement depuis que j’avais compris l’hypocrisie de Madelyn. Particulièrement depuis que j’avais vu les poignards qu’elle plantait dans mon dos dès qu’il était tourné. Particulièrement depuis que j’avais compris les méchancetés voilées dans son ton mielleux ; le même que celui de cette femme.

« Oui. Les maquilleurs et les éditeurs font un travail de fou, je dois avouer. Après, c’est un jour de congé aujourd’hui. Je ne me suis pas maquillée, j’ai dormi trop longtemps et le vent noue mes cheveux. Rien ne joue en mon avantage. » Échappai-je avec un rire léger et discret. J’avais méticuleusement répondu à la moindre de ces remarques, sans sembler être affectée. J’avais soigné les apparences pour que l’inquiétude et la blessure dont elle était à l’origine ne transparaisse pas dans mes mots. Je voulais garder la tête haute. Je geindrais sur mon sort plus tard. Je ne voulais pas qu’elle jubile du triomphe de m’avoir vu pleurer. Pourtant, d’une certaine façon, je la provoquais. Je l’invitais à renchérir pour pouvoir lui renvoyer chacune des balles qu’elle me lançait.

J’étais le canard sous la pluie. Celui que la pluie ne gênait pas car son plumage était imperméable. Celui qui voyait l’eau couler sur son dos et qui provoquait les cieux pour qu’ils continuent de sévir.

Exception faite que moi, je flancherais. La pluie viendrait à ruiner mon imperméable à éroder ma peau. J’étais trop faible pour m’imposer en puissance et triompher à chacune des batailles. Je n’étais pas un soldat surentraîné pour que ses émotions ne percent jamais la coquille de l’interne. Là où, pour eux, les émotions s’éteignaient dès qu’elles semblaient prendre forme, moi elles finissaient toujours par ne plus pouvoir être contenue. Je n’étais pas hermétique, j’étais loin de l’être. « Merci d’avoir été là pour le réceptionner en tout cas… et désolée pour mon cri de mort. Je n’ai pas l’habitude de céder à l’hystérie comme ça. » Elle pouvait me haïr pour mille-et-une raisons qu’elle avait pu découvrir antérieurement, mais pas pour cette rencontre sur un coin sablonneux de Port-Corail dans la douceur froide de l’automne. Je ne me montrais qu’une générosité d’âme absolue. J’étais simplement excédée et surmenée, j’étais maladroite, étourdie… mais je n’avais rien d’une pimbêche vulgaire qui voulait se prendre la tête à tout va.

Je lui souris et lui tournai le dos pour retourner vers l’espace que je m’étais aménagé précédemment, pour que mon œuf retrouve le calme qui lui était destiné. Juste avant, je me retournai avec un sourire franc. « Vous pourrez me donner l’adresse de votre coiffeur ? Il semble excellent… ou elle. Les femmes peuvent être coiffeuses aussi Lyanora. » dis-je en m’amusant sans la moindre malice, sans la moindre rancœur, comme si ses insultes n’avaient jamais existé. Et pendant que je marchais vers mon espace, je parlai d’une fois plus forte. « Vous savez. Je ne crois pas avoir de fans. C’est pour ça que j’ai cru que l’on se connaissait. Les gens admirent mon titre, pas ma personne. On se souvient de Miss Lumiris, rarement de Lyanora. Et ça me convient ainsi. Quand la prochaine prendra ma place, je sombrerai dans l’oubli. Après quelques mois, plus personne ne me reconnaîtra. Mon visage leur semblera familier, mais ils ne trouveront ni d’où il l’est ni de mon nom. C’est la cruauté de ce genre de concours. On gagne une gloire éphémère. On s’habitue aux mondanités puis on nous jette aux oubliettes. Je ne voulais pas bien paraître ou sembler accessible. Je voulais être amicale parce que je croyais que vous le méritiez… » Ma voix descendit jusqu’à presque caresser le silence. « Mais je me suis trompée. Ça arrive, hein ma chère Dauphine. » Cette dernière phrase était acerbe. Affutée pour la blesser, si tant était qu’elle l’avait entendue. Je n’avais pas d’affection particulière pour les concours d’insultes, mais lentement, j’apprenais à en manier les atours, même si j’assumais plus ou moins ma méchanceté et qu’elle restait toujours un peu voilée par ma manie de toujours vouvoyer chaque chose qui bougeait.

Ma Cacturne avait souri et jeté un regard vers Jade, pour observer sa réaction. Elle faisait son boulot de garde du corps, comme d’habitude. Prête à bondir si jamais l’on s’en prenait à moi physiquement. « Encore désolée pour le dérangement et la gêne occasionnée. » dis-je un peu plus fort en retrouvant le site où j’avais déposé mes affaires.

J’ignorais toujours pourquoi elle m’en voulait autant. J’ignorais toujours en quelle honneur elle me sifflait ces bêtises comme si elles avaient été banales. C’était vrai. Je ne croyais pas avoir mérité ce titre. Je n’y avais jamais cru. De l’instant où l’on m’avait remis l’écharpe jusqu’à aujourd’hui, je n’avais jamais eu la certitude que je valais le triomphe que l’on m’avait attribué. Je l’acceptais, je l’affectionnais lentement, surtout grâce à Alaric. Il était probablement celui qui avait le plus travaillé sur ce sentiment de l’imposteur qui m’avait envahi dès que mon nom, prononcé par le professeur Baobab, avait résonné dans l’immense atrium où le spectacle avait eu lieu. J’avais souri et dès lors j’avais perdu toute les perceptions et les sensations desquelles j’étais normalement dotée. J’étais devenue vulnérable, pétrifiée par des larmes de surprise et de joie, mortifiée par le regard de mes rivales. Un en particulier. Celui de celle qui était arrivée à la seconde position. Kisara Amasis, que je n’avais revu qu’une seule fois, sur la croisière Ariwa, depuis. Souvenir amer. À cette époque, je débutais à peine alors que plusieurs de mes adversaires avaient une folle expérience de scène, j’étais le mouton noir parmi le troupeau. J’étais celle qui n’aurait jamais dû être là… et qui l’avait pourtant emporté.

« Vous le pensez vraiment ? » soufflais-je en m’assoyant sur la couverture que j’avais installée au sol, sans donner réellement de contexte, je l’avais laissée exploiter ses retranchements de venin avant de lui poser cette question. La conversation – le monologue – s’était détourné et il y avait assez peu de chance qu’elle me comprenne, qu’elle suive cet esprit incertain qu’était le mien. « Que je n’aurais pas dû gagner. Vous le croyez vraiment ? » Pour une fois, je trouvais chez une étrangère une personne d’accord avec moi. Je n’aurais pas dû gagner. Je n’étais ni prête ni de calibre. J’avais mille et une lacunes et je les cherchais depuis que j’avais été décorée. On ne me les avait jamais dites. J’avais droit à ces incessantes phrases toutes construites pour répondre à mes besoins en estime de moi. Tu es douée. Tu l’as mérité. Tu es bien la fille de tes parents.

Pas cette fois.

Cette fois, j’avais trouvé une personne qui me dirait la vérité. Cette fois, j’avais trouvé quelqu’un qui ne me négligerait pas, qui ne me prendrait pas de haut en pensant que j’étais trop sensible. « Dites-moi tout. Quel moment vous a déplu ? Qu’est-ce que j’aurais pu mieux faire ? C’est l’évolution d’Altesse ? C’est cet instant où je me suis retrouvée ensevelie par les pétales ? Je manquais d’assurance pendant mon discours ? Vous trouviez le dessin superficiel ? Je le savais, je n’aurais pas dû. » Je ne réagis ni à sa remarque sur mes potentiels coiffeurs ni à celle sur mon œuf. Elle avait piqué ma curiosité de façon malsaine. Je lui ouvrais grand une porte, prête à entendre les critiques, à enfin comprendre tout ce qui m’avait déplu ce jour-là. J’espérais tant de ses réponses. J’espérais tant de tout ce qu’elle pourrait m’apporter.

Je voulais savoir.

Et ce n’était probablement pas la réponse à laquelle elle s’était attendue. Peut-être avait-elle espéré me blesser ou me bousculer. Il n’en était rien. J’étais d’accord avec, pourquoi aurais-je été insultée pour si peu ? Je lui envoyai un sourire sincère comme si elle avait été une amie sincère depuis longtemps. J’étais suspendue à ses lèvres, au moindre mot qu’elle prononcerait bientôt. Tenant d’une main mon œuf, le caressant de l’autre, l’analysant du bout des doigts pour voir si je rencontrais une quelconque fissure. « Je sais ! » hurlais-je sans qu’elle ne puisse dire un seul mot. « Ne dites rien. Faisons ça plutôt au spa. Je vous invite. Préparez un commentaire complet et détaillé et je vous écouterais pendant que l’on se fait dorlotées. » dis-je en jubilant comme si ça avait été l’idée du siècle. Comme si nous avions été deux meilleures amies qui ne s’étaient pas vues depuis de longues années.

Parce que je ne pensais pas à mal.

Jamais elle ne me ferait de coup dans le dos. Jamais elle ne me torturerait d’une quelconque façon. Jamais elle ne me ferait de mal. Nous nous étions présentées, nous étions donc amies. Mon esprit sautait ainsi aux conclusions.

« Parfait ! alors dans 7 jours ! Ici au parc Akwakwak et ne vous en faites pas ! J’ai les moyens. » hurlais-je presque dans la plus grande des joies comme s’il n’y avait eu que nous deux en ce monde. C’était plus ou moins vrai puisque les rues étaient presque désertes, mais nulle maison n’était assez isolée pour étouffer mon cri de joie, similaire à celui que j’aurais poussé si j’avais gagné une guerre importante qui m’avait tout pris en énergie et en humanité. J’étais simplement heureuse, un vague mélange de joie et de reconnaissance à ces secrets que je percerais bientôt. Ces secrets que j’avais tellement analyser et repasser en enregistrement qu’ils n’avaient, théoriquement, plus aucun secret technique pour moi. Tout ce qu’il restait à décortiquer, c’était la perception du public ; la réception. « C’est un rendez-vous alors ? » Dis-je avec un sourire des plus radieux, comme si elle apportait le plus grand réconfort qui soit à une part d’ombre qui m’habitait depuis longtemps.

Et c’était le cas.

Parce que je savais que la perfection, même chez les professionnels n’existaient pas. Parce que je savais que nul ne pouvait prétendre réussir un aussi grand coup d’éclat avant même que sa carrière ne soit lancée. Peu importe leur héritage, peu importe leur famille. C’était impossible. Je pris mon œuf dans mes bras et lentement je me retirai, comme si cette courte sortie avait chassé l’état catatonique qui m’avait poussée à sortir. C’était pourtant le moment pour moi de regagner mon studio de dessin, l’heure de recommencer à étendre des papiers puis à les chiffonner jusqu’à obtenir un résultat que j’appréciais un minimum. J’avais l’habitude, je finirais par trouver un coup de crayon qui me plairait. Une perspective sous laquelle je trouverais mon bonheur. Un bref instant, ma panne du matin n’inspirait plus comme si cette femme avait éveillé les réflexes de mon cerveau et je retrouvais enfin cette partie de moi qui s’amusait à prétendre savoir ce qu’elle faisait pour finalement être satisfaite du rendu final et oublier qu’elle avait mis des heures à vouloir mettre le feu à la moindre feuille de papier.

Elle avait beau, pendant un bref instant, avoir éveillé une certaine colère chez moi, il n’empêchait pas qu’elle avait mis le doigt sur la chose qui me ferait le plus de bien. Comprendre ce que ce numéro pouvait recevoir de plus pour être encore mieux, savoir comment rendre encore plus fiers ces parents qui ne verraient probablement jamais l’extrait. Ça ne me dérangeait pas tant qu’en bout de ligne il savait que je l’avais emporté, tant qu’il savait que je faisais honneur au nom qu’ils m’avaient donné et je prenais bien soin de leur rappeler. Je n’étais pas particulièrement véhémente avec les gens, mais eux c’était différent. Ils n’étaient pas des gens comme les autres. « Merci beaucoup pour votre aide en tout cas madame Jade. » concluais-je avant de lui tourner le dos et de serrer contre moi la coquille refroidie de mon œuf.

Il était temps de rentrer. Il avait froid.