Pas très arrangeante, la bestiole a tôt fait s'échapper de sa Safariball. Libéré, le Kecleon semble toutefois désemparé de l'absence de l'objet volé entre ses pattes. Moi, les bras croisés, j'attends qu'il comprenne. Mais je crois que l'illumination ne viendra jamais… Parce que Wifi ne lui en laisse pas le temps.
Rendue plus hargneuse par son assaut premier qui n'a pas porté ses fruits, la voilà qui s'élance à nouveau en direction de son adversaire du moment – l'offensive en fourberie depuis la branche sur laquelle elle se tenait toujours perchée. Bajoues crépitantes, le Kecleon pris au dépourvu se trouve bientôt dérangé dans sa tentative de fuite avortée.

Stupéfaite, je le devine paralysé – alors, je m'empresse de relancer la Safariball qui est retombée par terre, vide et grande ouverte, pitoyable de son échec. Dans mon empressement, j'ai manqué ne même pas l'effleurer – fort heureusement, la gravité a pitié de moi, et le faisceau avale une nouvelle fois la créature envahissante.

« Bon sang, s'il rentre pas j'me tire. »
Je réalise à cet instant que tu n'es plus là – que tu t'es éloigné en direction des fourrés. Surprise, je t'observe, la tête inclinée et vaguement curieuse de ta trouvaille. « La pèche est bonne ? »

La créature avait fini par rompre pour la troisième fois la prison sphérique dans laquelle je tentais de l'enfermer (à la réflexion, il y avait quelque chose de dérangeant à l'idée précise que cette pratique ne dérangeait personne). Il s'était posté face à moi, et m'avait longuement regardée, avant de prendre la poudre d'escampette – non sans me filer entre les jambes, manquant mettre à défaut mon équilibre de justesse rattrapé.
« Ouais, vas-y, c'est ça, barre-toi ! J'comptais même pas te garder, de toute façon... » Je maugréais, brièvement affectée dans mon ego. L'instant suivant, toutefois, Wifi m'escaladait pour venir se percher sur mon épaule et se blottir dans le creux de mon cou, et je me radoucissais du même coup.

Nova, elle, s'était remise à aboyer à gorge déployée en direction du fuyard, qu'elle avait au moins eu la bonne idée de ne pas courser. Je crois que, si elle avait tenté de se lancer à sa poursuite, je l'aurais laissée se perdre et l'aurais abandonnée ici. Tant pis pour elle.
Au lieu de quoi, et comme rarement, elle revint sagement trottiner à mes pieds tandis que l'on prenait le chemin de la brasserie du parc.

« Hm ? Euh, des thés glacés. Ils en font plein, à un peu tout et n'importe quoi. Il y en a un au pamplemousse rose, c'est à tom-ber. » En suivant, coude contre coude, je te bouscule doucement, l'air faussement courroucé. « Par contre, crois pas que tu vas acheter la victoire en me payant un verre… Pas de quartier ! » D'autres concurrents étaient sans doute beaucoup plus avancés que nous déjà, mais cette bataille n'était que la nôtre. Si j'étais avant-dernière du classement, tant que toi, tu étais toujours après moi, j'aurais tout gagné. « Il est hors de question que tu me rattrapes. » J'avais jeté un coup d'œil ennuyé à cette foule amassée devant la brasserie – la chaleur avait attiré ici tous les aventuriers du dimanche (nous y compris).

Heureusement, elle avançait plus vite que je ne le craignais – les serveurs, de l'autre côté, s'agitaient en tout sens, et je ne pouvais, pour connaître le plaisir des rush du service, que compatir avec eux… « T'as prévu un truc pendant les vacances, toi ? »

Port-Corail, donc… Pas très loin de chez mon père, ni du Velvet Cafe qui me sucre une bonne partie de mon été. Je dirais que c'est pour la bonne cause, et que l'argent qui tombe sur le compte en banque à la fin du mois vaut bien quelques contraintes. J'imagine qu'il est là, le prix de la liberté : trimer et renoncer à quelques sorties pour ne plus avoir à vivre au crochet de quelqu'un qu'on méprise plus fort que soi.

« Ça va, t'as trouvé vite pour l'entreprise. C'est pas toi qui me disais que c'était compliqué parce qu'il y avait beaucoup de demandes ? Ou c'est une meuf du lycée, peut-être, parce qu'elle galérait à trouver son stage… J'sais plus. C'était pas trop stressant, l'entretien, tout ça ? »

On m'avait dit que le premier entretien était un moment important, que la nervosité qui le précédait était légion – pour moi, ce fut une formalité. Introvertie mais pas timide – j'avais la prétention de savoir ce que je voulais et de le vouloir là, maintenant, tout de suite. Et si le Velvet Cafe n'avait pas voulu de moi, tant pis, j'aurais trouvé ailleurs. J'étais sereine – persuadée que là, quelque part, n'importe où, une entreprise avait besoin de moi. Elle l'ignorait simplement avant que je me présente à sa porte.

La file avance, et bientôt notre commande est passée, payée, emportée, et je m'installe à une table à l'ombre, le regard porté sur les environs qui se braque sur toi alors même que ta boutade n'est pas arrivée à terme.

« Oh, pitié… Épargne-moi au moins un jour sur deux, je raille, une grimace imprimée sur les lèvres avant de hausser les épaules. Non, je bosse mais je reste en temps partiel. J'ai décroché un stage pour l'été à la base de Rangers de Voltapolis… T'sais, j'y avais passé les journées découvertes, là, quand ça parlait d'orientation. Puis c'était cool, du coup voilà… Si ça se passe bien, je peux passer apprentie là-bas à l'automne. Et sinon, j'ai la fac de droit qui m'attend à Nemerya, donc j'ai rien à perdre, au pire. »

C'était pas mon projet.
Mais ça l'est devenu, presque par défaut. Ces jours-là m'ont plu, et je me suis dit que c'était une façon comme une autre d'aider le monde et les gens. Je crois comprendre doucement ce qu'elle aimait tant aux côtés des Pokémon.

À mes pieds, Nova s'était allongée. Le museau sur les pattes, la queue fouettant l'air, on devinait sans peine tout l'effort qu'elle mettait à ne pas s'élancer en direction de tout ce qui l'intriguait – comprendre tout ce qui bougeait. Je m'assurais de lui jeter des coups d'œil réguliers, espérant qu'il ne lui vienne pas la brusque idée de désobéir à l'ordre implicite qu'elle connaissait pourtant très bien (elle n'était pas stupide, et c'était presque à mon plus grand dam puisqu'elle utilisait cette non-stupidité à des fins peu louables qui consistaient à me faire défaut) et qui était aussi simple que aux pieds.
Tâchant toutefois de ne pas perdre le fil de la conversation, et j'acquiesce lentement quand tu me parlais de cette passion qui t'anime et qui t'avait sans doute offert ta place. D'aussi loin que je te connais, je crois que je t'ai toujours su passionné – amoureux fou de ce dans quoi tu t'engages à la rentrée.

« J'imagine qu'à coups de grands rêves on va loin... » j'avais soufflé, portant mon verre à mes lèvres le temps de deux gorgées. J'aurais aimé croire sincèrement que les rêves sont assez – mais j'ai vu ceux de ma sœur réduit en cendres pour des histoires de mauvais endroit au mauvais moment. Je sais comme c'est fugace, comme c'est volatile, et comme c'est fragile une vie et tout ce qu'on construit.
J'aimerais croire que ça suffit...

« Les rangers de Voltapolis.... Ca risque d'être mouvementé là-bas, non ? » Je hausse les épaules, dérangeant du même coup Wifi qui y était paisiblement perchée. Pour me faire pardonner, je lui offre ma main pour se blottir. « Ça va… Ce sont les êtres humains, le plus gros problème de Voltapolis. Mais les rangers, ça s'occupe des Pokémon… » Du reste, je détache mon regard de mon Emolga pour le reposer sur toi, un sourire maladroit au bord des lèvres. Un peu hésitante – comme de crainte de ne pas savoir à quel instant je vais ruiner l'ambiance légère de la journée. « C'était… En vrai, c'était surtout de la curiosité. C'était le projet d'Elvire, et… Je sais pas, je voulais savoir ce qu'elle aimait là-dedans. » Je soupire, crochetant nerveusement un des bracelets fins à mon poignet. « Les Pokémon, c'était son truc, pas le mien… Moi, c'est plutôt les humains qui m'intéressent. » Les gamins à sauver ; ceux dont l'histoire peut encore changer. « Mais… Je sais pas. Y'a aussi un peu d'humain, dans le métier de ranger. Quand on retrouve un Pokémon sous des ruines, et qu'on réunit un duo qui s'aime profondément. Ou même… Même si on ne retrouve pas le Pokémon en vie, offrir une dépouille à son dresseur, c'est lui offrir la chance de faire son deuil et d'avancer. »
Je m'autorise une nouvelle gorgée de thé glacé, avant de poursuivre ma tirade. « J'y consacrerai peut-être pas ma vie. Mais ça me plaît bien, l'idée de devenir ranger bénévole à côté du reste. » Comme une autre façon d'aider – différente, mais importante.
Je crois que je serais capable de trouver du sens à ma vie si je la dédiais à ce genre de projet.

J'avais la certitude profondément ancrée que je ne serais jamais une grande héroïne ; jamais une justicière acclamée. Parce que j'étais trop égoïste – je choisissais la plupart de mes combats par intérêt. Tous les sourires, à mes yeux, ne se valaient pas, ni peut-être même les vies. Ma morale était injuste, biaisée par la conception que je m'en étais faite en grandissant. Je m'étais persuadée, au fil des violences aveugles, que ce n'était pas le pouvoir démesuré, pas la puissance incontrôlée qui rendait mauvais comme on le prétendait dans les contes de fées ; c'était la faiblesse, c'était la peur. Les hommes étaient fragiles, et c'était cette certitude de se savoir si faillibles qui les rendait fous. Épris de leurs terreurs – moi, je n'étais pas capable de les sauver.
Moi aussi, j'avais peur.
Peur qu'on décide à ma place des combats qui étaient justes à mener.
Alors, à défaut, j'avançais à tâtons, dans l'espoir de trouver quelque chose qui en vaudrait la peine. La peine de prendre des armes et de tout risquer…

« Ouais... » J'avais soufflé, forçant mon attention à se raccrocher tant bien que mal aux branches de notre conversation. « J'y manquerai pas… Si t'oublies pas non plus de me raconter comment ça se passe, ta formation. » Nova, à mes pieds, avait aboyé, et je l'avais tannée d'un regard d'avertissement avant que mes prunelles ne s'en retournent balayer la foule qui nous entourait.
Visage anonymes parmi les visages anonymes ; je redessinais le trajet contraire quand, brusquement, quelque chose avait court-circuité la dérive de mes idées.
Tout, dans l'instant, s'était éclipsé. J'avais entendu la voix d'Iekazu, mais les mots ne m'étaient pas parvenus ; un énième aboiement de Nova, mais qui n'avait pas attiré sur elle la moindre de mes foudres.
Je m'étais perdue dans ces prunelles aux abîmes profondes comme les océans sur lesquels je n'ai jamais vogué – une seule seconde avait suffit pour que je me noie au bord de ce sourire qui s'était étiré sur ses lèvres.

Et puis, il s'était détourné.
Comme toutes les fois qui avaient précédé – depuis la première fois. Il m'avait tourné le dos, indéchiffrable, et s'était éloigné. J'étais restée tant de fois derrière lui, à l'observer s'éloigner sans savoir s'il me serait donnée la chance de le retrouver. De le revoir...
À chaque fois, j'avais tenté d'effacer – mais plus j'essayais d'oublier, et plus mon monde ne tournait plus qu'autour de cette absence envahissante.

« Je… Attends, Ie', pardon, je reviens, je… J'arrive. » Je m'étais levée sans attendre de réponse, sans lui adresser de moindre regard, de peur de  le perdre de vue. J'avais pressé le pas – idiote à la poursuite d'un mirage. Plus que jamais, la foule semblait se presser sur mon chemin pour m'empêcher d'avancer.
À l'aveugle, j'avais bousculé – muette, ignoré les plaintes et les râles sur mon passage.

Dans son dos, j'avais tendu la main. « Attends ! » Elle ne l'avait jamais atteint – la distance qui nous séparait était trop grande, pour toujours infranchissable. Je l'avais laissée retomber au vide, troublée par la cadence de mon souffle qui s'était emballé.
Je n'avais pourtant pas tant couru...
J'étais restée silencieuse – les secondes m'avaient paru être des heures. Sur mes lèvres, un millier de répliques cinglantes, goguenardes, qui ne furent jamais portées par ma voix.
« Tu comptais partir sans me saluer ? » J'avais finalement soufflé, quelque part entre l'audace désemparée et la vérité tamisée.
Tu comptais encore m'abandonner à nos adieu insensés ?

Pardon aurait suffi – un regard qui fuyait, un murmure qui s'égarait et moi, j'étais à la merci de cette présence que les mois n'avaient pas volée à ma mémoire. Se rappelaient à moi les souvenirs fragiles de nos mains qui s'effleuraient, de nos aveux qui se taisaient, de nos adieux qui s'éternisaient. Nos heures qui s'étaient alignées comme si partir n'était plus en projet mais qu'il fallait forcément qu'on se perde à la nuit tombée.
« Bonjour aurait suffit… » avais-je soufflé sans, moi, détourner le regard – j'aurais tenté de contempler le monde autour que mes prunelles, toujours, seraient revenues se poser sur lui. De crainte, toujours, qu'il ne soit un mirage intangible prêt à se dissiper ; un oasis mensonger qui me conduirait tôt ou tard à me fourvoyer. « Tu aurais pu venir… Tu ne m'aurais pas dérangée. » Si insensé que ce puisse être, sa présence me ramenait à une part de moi-même que j'aimais plus que je ne la détestais. J'aimais celle que j'étais à ses côtés – et moins celle qui restait quand il partait. Même si je finissais toujours par apprivoiser cette étrangère qui s'habituait à l'absence lancinante…

« Reste un moment… » J'avais murmuré, après que mes yeux aient fait l'état des lieux – pansement sur la joue et canette débordante. « Je ne suis pas seule, mais il y a de la place pour toi. » Il y en aurait toujours une. C'était une certitude aussi grisante que terrifiante, dont je m'étais promptement détournée, sans plus pouvoir soutenir ce regard qui me dévastait.

J'avais reculé d'un pas, puis de deux ; mon corps me hurlait de tendre une main dans sa direction, mais ma raison n'avait pu s'y résoudre. Alors, je m'étais contentée d'un geste de la tête qui l'invitait à me suivre, avant de m'en retourner d'où je venais. Sans un regard en arrière – je refusais de le voir une nouvelle fois me tourner le dos.
Mes prunelles avaient cherché Iekazu – comme un refuge un peu plus serein, un point de repère stable qui n'était jamais très loin et qui, j'en étais certaine, ne se volatiliserait jamais. Sans doute le considérais-je comme trop acquis – mais il était ce pilier solide qui, chaque fois que je me dérivais, me ramenait à bon port. Qu'importe si mon mirage se dissolvait en silence – lui serait encore là.
Regards croisés, j'avais esquissé l'ombre d'un sourire sans éclat – en silence, je cherchais à apercevoir au fond de ses prunelles le reflet de celui qui, je l'espérais, ne s'était pas enfui. Les poings serrés, j'avais avancé sans ralentir, sans hésiter ; et si je ciel avait voulu qu'il se soit volatilisé…

… Je saurai prétendre que je n'avais pas le cœur brisé.