Sa présence ici, c'était une évidence pour beaucoup. Il s'était pourtant appliqué à garder le secret jusqu'au jour J - jusqu'à l'instant où il avait posé le pied sur le tapis rouge à la descente de la voiture de luxe qui l'avait amené jusqu'ici. Jusqu'à l'instant où on l'avait aperçu, et où l'information avait fusé sur les réseaux sociaux, si vite que son #CaelHoganMM22 était déjà en top tendance lorsqu'il avait finalement eu l'occasion d'un instant de paix pour jeter un œil à ses notifications sur son téléphone portable.
Pour beaucoup, c'était dans la simple continuité des choses. Certains avaient même réservé leur place en prévision de sa seule présence, dans l'espoir de décrocher une photo ou un autographe - qu'il avait accordé de bon cœur, jusqu'à ce qu'on le somme d'entrer pour ne pas retarder le début des festivités.

Mentir aurait été de dire qu'il n'était pas inquiet. Qu'importait combien de fois il montait sur scène, l'appréhension était toujours la même. Parce qu'il savait qu'on le regardait - que ses impairs ne seraient pas ceux, oubliés, d'un anonyme ; qu'ils hanteraient, au contraire, pour toujours, l'internet, et le précèderaient sans cesse, partout où il irait. La peur de décevoir l'inquiétait toujours - mais, dans cette épreuve, il savait qu'il n'était pas seul. Que ceux qui l'aimaient - d'un amour inconditionnel - l'observaient aussi. Bienveillants. Aimants.
Qu'il pouvait échouer cent fois, et que ça ne changerait rien à ce qui brillait dans leurs yeux.

Son tour approchait.
Contrairement à la plupart des participants et participantes, il n'était pas sur son trente-et-un. Les cheveux coiffés-décoiffés, les mèches pastelles délavées, les barrettes colorées, la chemise jaune, le haut noir, le jean sombre et les chaussures en toile - rien ne tranchait de son quotidien. Il était le même ici qu'ailleurs.
Ce même mec qui détonnait - cette même célébrité qui préférait les friperies aux grands couturiers.
Il jurait, au milieu des costards, des costumes, des robes et des étoffes.
Pour lui, c'était assez.
Demain, qu'importaient les résultats, il serait encore le même qu'aujourd'hui. Inchangé. Au mieux couronné - mais ça ne ferait de lui le prince de rien du tout.
Cael Hogan ne perdrait jamais de vue qui il était ni pourquoi il y tenait tant.

Trois inspirations plus tard, des pas pressés viennent dans sa direction. On appelle son nom, et il se lève du banc sur lequel il ne cessait de s'agiter. Dans son sillage, Myla paraît sereine.
Leur moment est venu.
Leur heure de briller.


Le dôme est plongé dans l’obscurité. On n’aperçoit plus rien des contours, plus rien du décor. Le silence est lourd, seulement rompu par celui des murmures impatients du public.
Celui des battements sourds de son cœur, que Cael sent pulser avec frénésie entre ses côtes. Indocile.



Un fracas de tambours déchire le silence - étouffe le crépitement des braises, tandis que quelques Feux Follets s’appliquent à dessiner des arabesques dans les airs. Une valse pressée, une urgence dans les flammes vacillantes - elles tracent les contours, dans le fond de la scène, d’un Cael installé sur le bord d’un banc, l’air grave et la main tendue dans les airs. Des lumières s’allument, venue du sol et des bords de la scène. Tamisées - elles ne tranchent pas la pénombre ; la salle demeure endormie dans son obscurité angoissante où seuls les feux follets agités s’esquissent en point d’accroche pour les rétines agacées.

Dans la geôle des stroboscopes aux ampoules fatiguées, on devine une silhouette élégante s’agiter sur le devant de la scène, au centre des planches. Paisible, droite et féroce, la noble Goupelin observe le champ d’anonymes que la nuit dévore.

Un feu follet, lentement, se laisse tomber jusqu’à portée de main du jeune concurrent. Son poing se referme.
Les feux s’éteignent.

Lorsque les lumières se rallument, elles n’éclairent Cael que de dos - ne dessinant les silhouettes du dresseur et de sa camarade qu’en silhouettes à contre-jour. Le jeu de lumières audacieux dissimule sans peine le Mur Lumière dressé entre eux deux - on ne devine les émotions qui les bousculent qu’au travers de leurs postures tendues, de leurs poings serrés, des regards farouches que les reflets parviennent quelquefois à accrocher.
Maître des hostilités, magicien infernal, Cael lève les mains - invoque un Lance-Flammes qui, épousant le mur dressé un instant plus tôt, se dresse en barrage d’infortune entre lui et l’inquiétant Goupelin.

Myla, elle, les crocs dévoilés, dessine des motifs à l’air complexe dans les airs - runes tracées des cendres d’un Feu Ensorcelé aux teintes pourpres et violacées, maudites et empoisonnées. Cael, dans son dos, s’approche. Le pas lent et mesuré - il a juré de la détruire ; de faire cesser le malheur que ce monde a sanctifié en son nom ; Myla érigée en déesse du désastre.
Tout autour d’eux, la musique s’emballe et les basses font trembler plancher et gradins, mains moites et soupirs fébriles.

Brusquement, la sorcière fait volte-face - le mur se brise sous la violence d’une Rafale Psy impitoyable. Cael trébuche mais tient bon - presque à la merci de la Nitrocharge qui manque le heurter de plein fouet. Mais il tend la main, et Myla se heurte à l’Abri dressé dans la précipitation - la seconde si précisément choisie qu’il semble avoir été lancé par l’humain pourtant dénué de magie. Misérable mortel qui s’érige en héros ;
le temps d’une tragique épopée.
La reine impavide s’est effondrée - il ne reste, à Cael, preux chevalier d’un monde en perdition, plus que le devoir de mettre un terme à la malédiction. Le devoir d’achever ce que ses aïeuls vaincus ont entamé.

Dans leur dos, les lumières se sont obscurcies. Les néons du plafond se sont mis à clignoter, comme des éclairs déchirants un ciel noir et menaçant. Eux, pauvres fous insouciants, n’y voient rien - Myla, aveuglée par sa rage d’être chassée, traquée ; qu’on réclame le sang d’une déesse damnée,
Cael, dévoré par la satisfaction d’une bataille jamais remportée par aucun autre avant lui.
Il tend la main dans la direction de son devoir - et qu’importent ses dernières volontés ; puisqu’elles n’ont toujours été que guerre et chaos. Ton apocalypse cesse ici.
Une Flammèche le force à reculer - une Ball’Ombre le frôle et il heurte le plancher. Myla, guerrière puissante, refuse de renoncer - de mourir au nom des religions.

Elle hurle, puissant Grondement auquel semble répondre le tonnerre des cieux - lourd et profond.
La stupeur les pousse à lever les yeux - là où l’orage s’abat sur le monde qu’ils pensaient tous deux protéger. La menace… n’est pas ici. Pas entre leurs volontés dérisoires de briller par les actes honorés de leurs propres mains.
Le danger règne là-haut, bien au dessus d’eux. Colère des monstres - sentence des dieux. Catastrophe plus grande qu’eux - qui les balaiera indifféremment. On oubliera qui ils étaient - gentils ou méchants ; oeuvrant en quel nom, martyr de héros ou antagoniste finalement tombé.

Leurs regards se croisent, le temps d’un coup de tonnerre - d’un éclair déchirant.
Leur ultime bataille se trouve ici - et ils sont deux, seuls contre le monde entier. Seuls pour faire mentir la prophétie.
Alors, comme en parfaits mimes l’un de l’autre, ils se relèvent, échangent un regard entendu puis, dos à dos, se préparent à leur dernière offensive.
Celle qui scellera la fin ou le renouveau.

Une inspiration.
Deux.
Trois.

Un puissant Danse-Flammes déchire ce qu’il reste de pénombre - une Déflagration éblouissante explose. Son souffle chaud balaie la scène et fait vrombir les planches jusqu’au fond de la salle.
Le silence s’abat dans le dôme.

Il ne reste, sur scène, qu’une épaisse fumée, bientôt transpercée par un Lance-Soleil timide. Son halo doré éclaire la scène. Deux silhouettes gisantes sur le parquet, presque inanimées.
Deux héros à terre - poing et flambeau levés.
Victorieux.

La musique se tait.

Qu’importent les oracles.
Ils ont fait mentir les vérités.

Les lumières se rallument, les deux vedettes d’un instant se relèvent et s’avancent sur la scène, sous les applaudissements. Cael s’incline, un indétrônable sourire accroché aux lèvres. « Je m'appelle Cael, et elle, c'est Myla ! En espérant vous retrouver avec autant d'engouement lors de la prochaine épreuve... » Un clin d'œil plus tard il se redresse, et le duo s'enfonce dans les coulisses.
Essoufflés - satisfaits.

Qu'importe s'ils ne l'emportent pas.
Il n'y a pas de victoire plus grande que celle de parvenir là où l'on avait envie d'être à l'instant T.

Installé dans les loges, bouteille d'eau à la main, Cael garde un œil sur l'écran et les prestations des Miss qui s'enchaînent. Qu'importe l'objectivité, son cœur fait pencher la balance en direction d'Abigaëlle. Le monde a besoin de son sourire, c'est une certitude solide qui ne flanche pas. Lumiris a besoin de sa résilience, de sa force, de son courage et de l'univers qui fait luire ses prunelles. D'autres ne sont pas dénuées de talent - leurs prestations sont émouvantes et lui nouent la gorge ; ou bien légères et phénoménales, tout juste assez pour réveiller l'enfant qui croit encore en la magie qui dort en lui - mais il ne les connaît pas assez. Il connaît l'âme d'Abbie, sa douceur, sa tendresse, sa candeur, sa passion - il sait comme elle brûle au dedans ; au milieu de toutes celles qui brillent sur les planches.
Les scores ne vont pas exactement dans son sens, mais il s'en satisfait. Le mérite lui suffit - les candidates ont touché le jury. Rien n'est joué.

De leur côté, il les entend depuis les coulisses, les rires qui accusent leur maigre classement. Prévisible, sans doute - mais Cael n'est pas partisan du mépris. Il faut de l'audace et du courage pour monter sur scène, pour s'offrir au regard des gens, pour s'abandonner à leurs jugements sans clémence. Il tremblait bien plus que son concurrent, lors de ses premières fois sous le feu des projecteurs. Il tremble encore, malgré les années et l'expérience.
Ils rient, mais les deux tiers d'entre eux n'oseraient jamais faire la moitié de ce qu'ils font.

L'autre entre sur scène sur le petit écran des vestiaires, tandis que Cael se désaltère et s'échauffe. Il troque sa chemise contre un sweat de la même nuance canarie, et son pantalon contre une paire de faux jean à la matière plus souple et plus extensible, gris et délavé. Ses chaussures sont une paire de Vans poussiéreuses, usées par le temps mais qu'il chérit si fort qu'il s'en moque de n'avoir pas l'air de sortir tout droit d'une page de magazine en papier glacé.
Les premières notes de violon l'interrompent dans ses gestes, et il se trouve bientôt assis (cloué) sur le bord du banc, immobile, obnubilé par les accords auxquels les hauts parleurs de l'appareil ne rendront jamais justice.

Lorsque la musique se tait enfin, il se surprend lui-même à applaudir, seul dans la petite salle, lorsqu'on entrouvre la porte dans son dos. « Cael, à toi dans trois minutes. » Il sursaute, se redresse, avise d'un dernier coup d'œil l'ajustement de sa tenue et de ses mèches pastelles révoltées puis, bouteille d'eau dans une main et pot de poudre dans l'autre, il presse le pas en direction de la scène.
On ajuste une dernière fois son micro-cravate au col de son sweat puis, après avoir lancé un sourire enjoué à son concurrent, il s'avance sur scène.
Dans son dos, le rideau demeure fermé.

En silence (rompu par le tonnerre d'applaudissements).

Il agite la main, salue la foule en riant. Tandis que le public s'apaise, il pose sa bouteille d'eau à ses pieds, puis se redresse, sourire aux lèvres et bras croisés. « J'vous avoue que c'était compliqué de trouver quoi vous mettre sous la dent. Parce que des talents, la vérité, c'est que je n'en ai pas dix millions. Je n'ai pas l'art de mon concurrent pour un quelconque instrument et, au mieux, je dessine des bonhommes bâtons. Je ne chante pas, je ne danse pas… Et l'acting, c'est pour ça qu'on me connaît. » Il y a bien songé, mais ça ne lui ressemblait pas. Faire dans l'évidence. « Il y a bien quelque chose… Et ceux qui me connaissent ici le savent peut-être. Je suis un friand de free-run, d'urbex et de grimpe urbaine. » Il faut dire qu'il est le plus grand cauchemar des producteurs - de ces acteurs qui refusent qu'on emploie des doublures et qui décident qu'ils iront au bout de leur propre rôle, cascades inclues. C'était un art de vivre que de tout risquer pour quelques pulsions d'adrénaline. « Je crois qu'il n'y a rien de plus beau ici bas que ce qui tend à échapper aux yeux du commun des mortels. » Il rit, doucement - galvanisé de faire partie de ceux qui connaissent ces étranges beautés.

Subtilement, une musique avait démarré en fond tandis qu'il parlait, en guise d'accompagnement qui prenait soin de ne pas étouffer sa voix.



« Les endroits oubliés, les hauteurs où l'on n'accède jamais… Des horizons beaux à en mourir face au sublime. Moi je n'voulais pas garder les pieds sur terre, je voulais voir à quoi ressemble le monde d'aussi haut que je rêve. » Lentement, le rideau derrière lui s'ouvre, et dévoile des montures d'acier à l'image d'une grue miniature, presque à hauteur de plafond de dôme. Elément tiré de son dernier plateau de tournage en date - il a fait les yeux doux à son équipe pour l'emprunter (et l'on ne peut que céder aux caprices d'une star qu'on paye au million). « Alors, aujourd'hui, je vous emmène avec moi. Là-haut, là où l'on se trouve si près du ciel qu'on pourrait bien toucher les nuages. Là où s'en vont vos prières, là où moi j'entends la ville se réveiller, éternellement invaincue. »

Il poudre ses mains, puis s'avance en direction des premiers croisillons d'acier. Rien d'insurmontable - il est monté tant de fois bien plus haut ; dans le froid des matins d'hiver, bien avant que les premiers rayons du soleil franchissent le bord de l'horizon - sous la pluie ou les poutres humides de rosée. Ici il fait chaud, le fer est sec, il n'y a pas de brise pour le bousculer, pas de températures glaciales pour le faire trembler.
Sa prise est sereine. Ses bras ne sont pas encore épuisés par l'effort, ses pieds trouvent des prises sans l'ombre d'hésiter.
L'écran projette un paysage citadin nocturne. La prise de vue semble s'élever, lentement, à mesure que Cael grimpe.
À mi-chemin, l'écran s'éclaircit. Cael s'arrête, un bras dans le vide, dos au public, l'air d'observer l'horizon. L'écran projette une photographie, que les suiveurs de son compte Instagram reconnaîtront - une prise de vue des sommets d'Illumis, à Kalos, reproduite à la perfection ; comme une mise en abîme de l'homme dans la photographie.

Spoiler:

Il parvient au sommet sans l'ombre d'une encombre, et s'essuie les mains sur son pantalon tandis qu'il avance avec prudence sur les barres d'acier qui tracent sa voie sur la flèche du simili de grue. Arrivé à mi-chemin, là où un tirant relie flèche et porte-flèche, il s'extirpe des croisillons par le haut, à la seule force de ses bras, pour s'accrocher à la barre oblique. À la force d'une poigne et de jambes à l'air relâché, un bras dans le vide, il observe le monde d'en bas tandis que, dans son dos, l'écran change encore - dévoile un horizon brûlant d'aurore avancée sur une Artiesta couverte d'un brouillard rosé.

Spoiler:

Les projecteurs suivent les mouvements précautionneux de Cael tandis qu'il redescend pour se glisser entre les mailles. Le décor, sur l'écran, n'a pas changé : toujours cette aube brûlante sur une ville encore endormie.
Mais c'est au vide que Cael s'offre à présent - une seule poigne ferme et assurée pour lui épargner la chute ; pantin inanimé en contrejour d'un soleil rougeoyant.

Spoiler:

Enfin, il remonte - un soupir de soulagement traverse la foule. Le dernier cliché qu'il reproduit trahit le même paysage - il s'est assis sur l'un des rebords de la flèche, la main sur l'un des montants de fer, et il observe le monde ensommeillé qui doucement s'éveille à ses pieds.
Loin, si loin de lui, perché au sommet.
Là où le commun des mortels ne regarde jamais.

Spoiler:

L'écran s'obscurcit, la musique s'arrête, les projecteurs s'éteignent.

Lorsqu'ils se rallument, Cael est toujours perché là-haut, sourire aux lèvres, les pieds balancés dans le vide. « J'espère que j'aurais su vous partager un peu de cette magnificence que j'aime tant, mais qu'on oublie parfois peut-être de regarder. Elle est pourtant partout - même si moi, je préfère celle des sommets. » Celle qui n'appartient qu'à ceux qui prennent le risque de tomber. « Je vous assure qu'il reste encore de la magie dans ce monde insensé. »

Son sourire semble flotter dans l'air, longtemps après que le rideau se soit refermé - longtemps après que les applaudissements se soient tus.
Il ne redescend qu'une fois à l'abri des regards, et on lui rapporte sa bouteille tandis qu'il rejoint les coulisses - satisfait.

Qu'importe le résultat - partager de ce qui le fait trembler suffisait.

Lorsque l’entracte toucha à sa fin, et que les résultats apparurent sur l’écran de la loge, Cael haussa un sourcil légèrement surpris. Sans rancoeur, toutefois - il s’était lui-même trouvé suffisamment subjugué par la représentation de son adversaire pour comprendre qu’il avait mérité son classement. Et puis… Cael, à terme de leurs moyennes additionnées, était toujours en tête, même s’il ignorait de combien de points exactement. C’était une partie du jeu, une partie du risque…

La dernière épreuve, c’était peut-être celle qu’il appréhendait le plus. Il était bon acteur, bon comédien - mais il s’agissait de répéter par coeur un texte relu mille fois ; parfois d’improviser rien qu’un peu. Ça n’avait pas valeur de talent en éloquence ; il était mieux connu pour son parler relâché et ses airs nonchalants que pour ses phrases alambiquées et son vocabulaire complexe. À quel point fallait-il bien parler pour représenter Lumiris ? Il ne connaissait, finalement, que Lyanora - et son parler était celui de son rang. Soigné, ponctué d’une solennité qu’il n’avait pas.
Lui, qu’était-il ? Sinon un imposteur - rien qu’un chanceux dans la grande loterie de la vie ?
Un soupir franchit ses lèvres. C’était insensé, de douter maintenant, alors qu’il était parvenu jusque là.
Tout se jouait maintenant.

Et s’il échouait ? Peu importait, finalement. Il aurait été bien assez loin, juste assez pour ne pas regretter. Pour se dire qu’il avait fait de son mieux. Et c’était bien tout ce qui comptait.
Tout était déjà joué.

Lorsqu’il s’avança sur scène, micro à la main, c’était avec Hécate sur les talons. La jeune Ponyta, agitée, se pavanait sur le plancher, sous le regard des spectateurs.
Cael n’hésita pas un instant avant de venir s’asseoir au bord de la scène, les jambes dans le vide, face au jury. Il ne se trahirait pas. Il serait lui-même, jusqu’à la dernière minute. Frôlant les limites des convenances sans s’en inquiéter, un sourire obstinément accroché aux lèvres.

Face à lui, une brochette de grands noms de la région. Meira. Le professeur Baobab ; la professeure Sequoia. Even. Et Lyanora.
Son sourire se fit un brin plus prononcé, plus complice, lorsque son regard effleura cette dernière.

« Un deux, un deux ? » Sa voix résonna dans la salle. « Parfait. Bon, ben… Les présentateurs aiment bien dire qu’on ne me présente plus, mais je vais quand même le faire : je m’appelle Cael Hogan, et elle, c’est Hécate. C’est avec elle que j’ai commencé ma vie ici, à Lumiris. Je suis acteur, cascadeur, en général on me connaît parce que j’ai fait les têtes d’affiche de pas mal de blockbusters Kalosiens et Unysiens, notamment. Ou pour mes engagements politiques et associatifs. Ou les deux. » Un petit rire fusa d’entre ses lèvres. « J’ai commencé à Kalos, dans la petite ville de Romant-sous-Bois. J’ai été élevé par mon père, qui se cassait le dos dans l’usine de Pokéballs pour laquelle la ville est un peu connue. Le soir, il était aussi animateur radio. On vivait dans un appartement, petit, modeste, mais confortable. J’étais pas vraiment prédestiné à cette vie-là, la vie de paillettes et de projecteurs… Mais il a tout donné pour moi, et il a fait le déplacement jusqu’ici pour être dans le public aujourd’hui. » Les projecteurs avaient éclairé Andy Hogan, un instant. Mal à l’aise, l’homme aux traits tirés par les années, portrait craché de la blondeur aux yeux bleus, mais en plus âgée, qu’était son fils, il avait adressé un petit geste à la caméra, avant que le gros plan reprenne sur le visage de Cael. « J’ai fait du théâtre, j’ai adoré, ça m’a parlé. J’ai commencé par des petits rôles de figurants, et mon père m’emmenait faire des auditions à plusieurs heures de route de chez nous, sans savoir si c’était qu’une lubbie d’enfant ou s’il y avait quelque chose à en tirer. » Et quand tout le monde lui disait de ne pas s’acharner ; d’abandonner ces caprices à ce qu’ils étaient. « C’est parce qu’il a cru en moi depuis les premiers jours que je suis face à vous aujourd’hui. »

Son histoire, qu’on connaissait par coeur - il ne s’attardait jamais sur les détails. Ce qui comptait… C’était son père, et son dévouement sans faille. C’était le seul point qui comptait à son coeur.

Tandis qu’il se détendait lentement, la première question, lancée par le professeur Baobab, vint attirer son attention. « Si vous deviez être un type Pokémon, ce serait lequel est pourquoi ? » Il plissa les yeux, dans un signe de réflexion qui ne dura qu’un instant. « Je vous avoue que n’en choisir qu’un seul serait compliqué. Je suis entouré de trois types de Pokémon, qui me correspondent chacun à leur façon. Tout d’abord… » Il flatta doucement l’encolure d’Hécate, qui piaffait à côté de lui. « Le type fée. Je crois que ça n’étonnera personne. Je crois aussi qu’il suffit de me regarder. » Cette fois, ce fut dans le public que le rire fusa. « J’associe le type fée à la douceur, à la candeur, à l’enfance, à la rêverie. Et les rêves… Je crois que ce sont eux qui font l’humain. Sans rêve on n’est pas grand chose, sinon rien. Qu’on rêve de monter une entreprise, de changer le monde, d’être champion d’arène, peintre, ingénieur, astronaute ou parent : je crois qu’il faut trembler pour quelque chose… Quelque chose pour lequel on est prêt à tout risquer. Quelque chose qui nous donne la force d’avancer, de se lever le matin, de continuer. Quelque chose qui donne du sens aux échecs, aux douleurs, aux difficultés. Aux victoires aussi. »

Son regard s’était attendri. « Cette force, je l’associe au type feu. Je me considère comme quelqu’un d’obstiné, d’ambitieux, de… courageux, peut-être ? Du moins, c’est un idéal auquel j’aspire. Être un modèle de courage. Et… Je crois qu’avec de la volonté, on peut déplacer des montagnes et bousculer l’univers. J’aime… la symbolique des flammes. Mortelles et salvatrices, associées au renouveau, au phénix qui renaît de ses cendres. » Il avait porté son regard plus loin que le jury, en direction du public. « Et… Le type psy. Le type psy, c’est vous. C’est nous. Ce sont les gens. C’est la société. C’est la résilience. C’est… la capacité que nous avons tous à apprendre, à accepter, à avancer. Parfois nos tourments sont plus forts que nous, mais on se redresse. On se relève. On continue. C’est la force de notre esprit, de nos convictions. Et je crois que tout est intimement lié. Les rêves, la force, le courage, la résilience. Je crois que ce sont trois facettes de moi, indissociables, qui font la pluralité de celui que je suis… Ou que j’essaie d’être. »

Son regard se porta ensuite en direction de la professeure Sequoia. « Pourquoi souhaitez vous être Miss Lumiris ? » Son sourire se fit plus amusé. « Je n’ai pas la prétention d’avoir la carrure pour devenir Miss… Mister, néanmoins, on doit pouvoir négocier. » Son rire fut léger, doux - candide et sans l’ombre d’une moquerie, accompagné par celui du public. « Eh bien… J’imagine que je n’ai pas besoin de ce titre. J’ai déjà tout ce qu’il pourrait apporter, mais je crois que ça signifie malgré tout beaucoup pour ceux qui y accordent de l’importance. Il s’agit d’une personnalité qu’on décide de mettre en avant pour ses talents, pour sa personne, pour les idées qu’elle porte : être Miss ou Mister Lumiris, c’est… être un modèle, en quelques sortes. Mon plus grand rêve, plus grand que celui d’être acteur, c’est d’aider les autres. D’aider les gens. Et à chaque fois qu’on vient me dire que j’ai changé une vie, que grâce à moi quelqu’un a trouvé sa vocation ou une raison de se lever ou de survivre un peu plus longtemps… Même si je n’estime pas que ce soit grâce à moi mais grâce à la force qu’on possède tous et toutes en chacun et chacune de nous… Je crois que ce titre permet d’inspirer les gens. » D’en faire rêver d’autres. De dire à ceux qui doutent : regardez, on part de rien, et on réussit. On s’accroche. On avance.

Meira prit la parole, et Cael reporta son attention sur elle. « J'approfondirais en vous demandant ce que vous voulez apporter à Lumiris. » Évidemment. C’était tout à fait Meiresque, comme question. Et celle-ci demanda quelques secondes de réflexion au jeune acteur. « Ma bonne humeur et mon entrain, déjà. N’est-ce pas suffisant ? » Il rit, brièvement, avant de recouvrer son sérieux. « Mes idées. Je crois que c’est ma force. Je suis sûr de mes convictions. Je suis engagé dans le militantisme, allié du féminisme intersectionnel. J’ai ma carte dans l’association Chrysalide*, qui soutient les personnes transgenres dans la découverte de leur identité, leur transition, et leur apprend à faire face à la transphobie tout en menant des actions publiques. Je fais de nombreux dons à des associations, qu’elles soient dans le social, les causes végan, LGBTQ+, ou la recherche médicale, je les mets en avant sur mes comptes sur les réseaux sociaux et dans mes interviews. Bref, je… Mes opinions font souvent polémiques, parce qu’on considère que je suis là pour l’acting et pas pour la politique. Mais j’ai une visibilité et j’ai pas envie de m’en servir pour du vent. » Ses prunelles, nuances ciel d’été, avaient balayé la foule. « C’est ça que je veux être et apporter à Lumiris : l’image d’une région ouverte, bienveillante, inclusive, progressiste, où tous et toutes naissent égales et égaux. Je veux que personne n’ait peur d’exister tel qu’iel est, dehors, dans nos rues. Je veux vendre du rêve et des idéaux, de la confiance en soi, je veux que les gens et les gamins aient le regard fier et le menton levé. On a déjà tellement de choses pour lesquelles trembler… Notre identité même devrait jamais en faire partie. C’est le message que je veux porter. » Il n’avait pas de grand projet. Mais ça ne lui ressemblait pas. Il était un artiste - et il ne candidatait qu’à Mister Lumiris. Il n’était pas le maire ni le doyen de demain, pas l’ingénieur, pas l’économiste, pas le trésorier, pas le chef de projet. Rien de matériel ne viendrait de lui - mais il était intimement persuadé que les convictions suffisaient à changer le monde. Bien plus que les tours d’acier et les routes de bitume.

Ce fut ensuite son potentiel prédécesseur qui prit la parole - le porteur actuel du titre de Mister Lumiris, bientôt détrôné. Even Ifllys. « Qu'est-ce que Lumiris vous a apporté, changé en en vous ? » Cael, doucement, inclina la tête sur le côté. Comme un chiot qui n’aurait pas compris la consigne - en vérité, il réfléchissait simplement. « C’est la première région qui m’a donné envie de m’y installer. Je n’étais là que pour le temps d’un tournage… Et je n’ai plus eu à cœur de m’en aller. Et ce, malgré le sentiment d’insécurité qui a bousculé la région à la suite des évènements de la croisière d’Ariwa et de la centrale de Voltapolis. J’ai découvert… la force de cette région, sa résilience, et je l’ai trouvée belle dans ses cendres. J’ai vu des jeunes dresseurs au courage incommensurable, des battants déterminés à protéger cette région envers et contre tout… Et ça m’a touché. Ça m’a bousculé. J’ai rarement vu une telle force de vaincre face à l’adversité qu’ici. » Il détourna le regard - ses lèvres s’étirèrent sur un sourire mélancolique. « Et puis, Lumiris… m’a apporté l’amour, aussi. Pas forcément le tendre, pas forcément le facile non plus. Pas forcément celui qui conquiert tout, pas celui qui finit bien. Mais le sincère, le passionné et qui déplace des montagnes. » Celui qui faisait trembler les orages… « Lumiris est la terre de belles âmes… Et elle m’a donné l’envie d’en faire partie. D’ajouter ma pierre à l’édifice, d’une façon ou d’une autre. » Pour la première fois, il avait l’envie de faire partie de l’histoire d’une terre qui n’était pas la sienne. D’être à la hauteur du courage qui brûlait dans les veines de ceux qui évoluaient autour de lui.

Enfin, sa dernière interlocutrice. Lyanora Caellum. Sa camarade de parc d’attraction — cette Miss Lumiris qui avait eu tant de peine à comprendre ce qu’elle représentait, une fois jetée sous le feu des projecteurs. « Comment appréhendez-vous la vie mondaine ? » Drôle de question, le concernant - mais c’était tout le monde à la même enseigne. Et ça lui ressemblait… Ça ressemblait à Lyanora. « Je crois pouvoir affirmer sans trop m’avancer que j’en connais un rayon, sur la vie mondaine. J’ai l’impression que devenir Mister Lumiris ne changerait pas grand chose à ça : mon emploi du temps est déjà composé de plus d’interviews que d’heures vides, ma vie privée est déjà pas mal investie de journalistes, et je suis déjà invité à la plupart des soirées cocktail de la région, peu importe en quel nom. Je serai toujours le même qu’aujourd’hui, et le même qu’il y a cinq ans : je crois que je suis arrivé à une étape de mon existence où je suis tellement rôdé sur la question qu’on ne me refera pas les plis sans m’abîmer. » Ca ne l’effrayait plus. C’était ce dont il avait rêvé toute sa vie : d’être suffisamment grand dans ce monde pour avoir une voix qui mérite d’être écoutée - pour porter celle de ceux qu’on n’entendait pas. Le mondain était son quotidien - et si ça l’avait longtemps inquiété, il s’y était fait.
Au nom des étincelles qui luisaient dans les yeux de ceux qui le regardaient.

« D’autres questions ? » demanda-t-il doucement, un sourire avenant accroché aux lèvres. Et puis, comme rien ne venait, on le congédia poliment, et il se releva. « À la prochaine, alors ! Et merci pour votre attention. » Il agita la main, en direction du jury comme du public puis, confiant son micro à un ouvrier des coulisses, il sortit de scène.
Sa Ponyta, sur ses talons, trottinait sans se presser, les sabots claquant joyeusement les planches de la scène - à croire que le bruit l'amusait. Il avisa sa camarade d'un rictus tout aussi rieur que désespéré.

Il avait fait sa part du marché.
Le reste… ne dépendait plus de lui.

Les dés étaient jetés.