Conversations animées au bord d'une table envahie de plus de verres descendus que de mains agitées, éclats de rire qui se fondent dans les basses – ambiance légère, post-journée de tournage épuisante. Le petit groupes d'acteurs, anonymisé dans la foule, n'a plus la force de penser droit  – on surprend les grimaces contenues qui suivent un geste trop brusque, les bâillements soufflés contre le dos des mains et les tentatives vaines de dénouer les muscles endoloris par trop d'efforts. Ils s'entendent à peine penser – la musique a grimpé de quelques décibels quelques minutes plus tôt, comme la soirée s'avance et que les corps s'enivrent et se meuvent sur la piste improvisée entre les tables.
Cael se redresse et s'étire, mains jointes et paumes tendues vers le plafond, en avisant d'un oeil les boissons terminées de ses camarades.

« Une autre tournée ? »

La plupart décline – il hausse les épaules et le lève, sillonne dans la foule jusqu'au comptoir pour commander trois verres pour les valeureux qui ont accepté. Téléphone en guise de moyen de paiement, puis numéro d'équilibriste pour rapporter les verres pleins sans accident.
S'il est précautionneux le monde s'en fout bien – on le bouscule et il manque trébucher, se heurte à un autre et jette un regard peu amène par dessus son épaule.

« Pardon c'est pour les chiens, putain, puis il reporte son attention sur celui qu'il a lui-même dérangé dans la bousculade. Désolé, on m'a... »

Il fronce les sourcils – vague sensation de déjà-vu, impression dérangeante qu'il ne parvient pas à s'expliquer quand il croise le regard de l'autre. Deux billes d'un peu plus intense que le sien – plus ciel d'hiver que ciel d'été – et des traits presque familiers.
(Souvenirs enfouis des ivresses d'autrefois qui n'avaient pas besoin d'éthanol).

« On se connait ? »

Hésitation au bord des lèvres – saltimbanque vacillant sur le fil de ses mémoires troubles – il essaie de se rappeler, de redessiner les contours d'un prénom, quelques lettres qu'il pourrait poser
sur un visage qu'il est persuadé d'avoir connu autrement qu'anonyme.

Il déchiffre son propre prénom sur les lèvres de l'autre, fronce un peu plus les sourcils – et le tumulte de la soirée qui s'avance autour d'eux paraît comme évanoui ; Cael tout entier occupé à fouiller les dédales de ses souvenirs à la recherche d'un visage plus jeune qui lui serait familier.
Et puis, l'explication démêle le fils de ses idées – son regard s'illumine brièvement, de cet éclat qui trahit qu'il l'a enfin remis, et un sourire s'étire instantanément à la commissure de ses lèvres, paisible et léger.

« C'est bon, j'ai, il souffle, avant qu'une grimace ne déforme un instant ses traits juvéniles. Le primaire, putain... ça nous rajeunit pas, tout ça. »

Pour sûr, quelques cernes sont venues s'ajouter au tableau, un peu d'éthanol dans le sang en même temps que les responsabilités montraient le bout de leur nez. Ils frôlent l'âge d'or, l'âge tendre – celui où l'on connaît trop bien la vie pour être insouciant, mais trop peu pour s'enliser dans l'ennui.
Douce époque de rêves, de folies et d'excès.

« T'as quand même vachement changé. »

Il ne saurait dire de quels indices il tire cette conclusion – c'est tout l'être qui dégage un quelque chose de semblable et différent ;
il se dira que la réponse est aussi simple que
on n'est plus des enfants.

« T'es venu avec des gens ? Des potes ? Quelqu'un d'autre ? »

Sous-entendu équivoque – rictus à l'appui.
Il resserre sa prise sur les verres qui tentent de lui échapper – les glaçons s'entrechoquent et ses doigts se plaignent de la poigne trop froide et bien peu ajustée.

« Tu m'excuses une seconde ? Comme tu peux le voir, je suis un peu chargé. »

Un peu de corvée.

Tantôt le frisson, souvent l'asphyxie ; ce soir est l'un de ces soirs qu'il aime mieux anonyme, mortel parmi les mortels, môme sans histoire et gamin roi de rien – l'un de ces soirs où Cael voudrait l'ombre plutôt que la lumière, l'ombre dans la lumière et où les rêves de grandeurs filent un peu moins haut, un peu moins folles.
Son interlocuteur n'a rien de ceux qui l'anonymisent – il vient d'une autre époque, d'un autre temps où il portait sa célébrité naissante comme son plus précieux joyaux ; de ses premiers mois sur les plateaux, où il n'était plus jamais Cael Hogan mais le gamin de Keep Calm and. Mais il se pardonne, l'homme d'aujourd'hui – il pardonne à l'enfant timide, à l'enfant difficile qui se définissait mieux tant le peu de choses qu'il réussissait (et l'acting, alors, était bien son seul talent).
Alors il pardonne aussi à Noboru – d'être un vestige de ce temps d'avant qui n'était pas des plus glorieux, de cette enfance un peu trop égocentrée.

Il s'éclipse dans un sourire – file entre les corps jusqu'à la table qui accuse son retour sans le noter plus que de raison. Ils discutent au dessus des verres vides et de la nouvelle tournée, échangent des anecdotes qu'il saisit au vol sans les déchiffrer – il se congédie sans attendre qu'on le retienne, sans tout à fait se justifier (un m'attendez pas c'est déjà bien tant).

« On peut dire ça comme ça, il répond dans un haussement d'épaules, tandis qu'il s'installe sur le tabouret à la droite du jeune Arzan. On est avec une partie de l'équipe, on sort tout droit de tournage, comme on bosse tard demain on s'est dit que c'était pas grave de prendre une mine si jamais. »

Rictus en ponctuation du gamin volubile – son regard s'attarde sur les verres alignés devant eux et il hausse un sourcil interrogateur (c'est pour moi ? silencieux avant qu'il souffle un merci plus audible).

« Le monde est plus petit qu'on le croit. Et puis... Je bouge pas mal, avec le taf. Mais c'la première fois qu'on se pose vraiment, d'habitude j'suis jamais resté plus d'un weekend mais du coup là c'est cool, le cadre est sympa puis franchement Artiesta c'est le feu, y'a mille trucs à faire et j'me dis que j'pourrais bien vivre ici et... »

Les mots s'en vont mourir sur ses lèvres sans s'articuler – il cligne des yeux, dépassé par la bobine de ses propres idées, qui ont filé plus vite que ses mots n'étaient capables de les transcrire en en phrases sensées.

« Pardon, il reprend, en détournant le regard, l'hésitation ponctuée d'un rire désabusé. On change pas une équipe qui gagne, je parle toujours trop. »

Et trop vite, et trop brouillon ; les mots qui se croquent les uns les autres, se fondent et se confondent jusqu'à égarer quelque part entre deux virgules les auditeurs décontenancés – il hausse les épaules et force la cadence pour qu'elle soit mesurée,
dans la tête un métronome qui aura tôt fait se détraquer de nouveau.

« Qu'est-ce qui t'amène à Lumiris, du coup ? T'es de passage ou tu vis ici ? Tu deviens quoi ? Tu– pardon, je te laisse respirer. »

Même pas huit temps – le tempo sonne déjà faux.

Il ne sait plus, Cael – toujours trop mobile, sur les routes et dans les studios, globe-trotter bon gré, mal gré ; il ne s'attache plus tant aux régions qui le voient grandir et ne garde au cœur une tendresse diffuse que pour la ville qui l'a vu naître et s'épanouir au fil de ses premiers émois scéniques. Il songe, le temps d'une gorgée, qu'il faudra qu'il retourne à Kalos, lui aussi, une fois le tournage terminé – qu'il retrouve son père et les allées paisibles de Romant-Sous-Bois, où l'on préfère encore le gamin de la ville à l'acteur du monde.

Il papillonne, sourit dans le vide, son attention dispersée qui peine à se raccrocher – il entend la commande puis voit les verres, et Noboru qui se lève et,
il saisit tout à coup, en baissant les yeux sur sa propre boisson
qu'il a eu quiproquo et confusion.

Vaguement penaud, il observe l'autre qui s'éloigne après avoir acquiescé, et profite de son absence pour survoler ses notifications sur l'écran de son téléphone portable. Les mêmes que d'habitude – il prend le temps de pianoter en réponse à un ou deux commentaires sélectionnés sur sa dernière publication, distribue des like au hasard aux notes qui lui arrachent un sourire attendri, puis relève la tête et range l'appareil quand son camarade reprend place à côté de lui.

« Artiesta, ou plus ou moins n'importe où dans la région, en fait. Nemerya pour son activité, Kishika pour son charme bucolique, ou... Ouais, Artiesta ça me ressemble bien. »

Des rires le jour et des ivresse la nuit – des battements dans les rues sans interruption, une vie qui bat son plein sans s'essouffler à toutes les heures. Il en serait la personnification idéale – une aurore éternelle à l'heure où le monde entier s'éveille et que les premiers bruits résonnent.

« Écoute, c'quand tu veux. Je te laisserai mon numéro au pire et on verra ça, et puis euh, je crois que je te dois un verre, du coup. »

Rictus appuyé, coup d’œil osé en direction de la boisson chapardée déjà entamée dont il avale une nouvelle gorgée – les glaçons tintent quand il écrase les feuilles de menthe du bord de sa paille.

« Hm, ouais, mais j'vais pas les lâcher toute la soirée, quand même. Mais genre, ouais, on peut aller traîner un peu, ça m'dérange pas. Sinon je vais frôler la migraine avant deux heures du mat'. »

Il hausse les épaules – la fatigue omniprésente et tout son corps réclame repos mais son esprit est encore trop vif et trop alerte, les idées s'enchaînent, les mémoires se désagrègent et les mots se bousculent (c'est auxquels formeront les premiers une phrase sensée au bord des lèvres de Cael).

« Euh... Pardon, j'vais te faire répéter, désolé : t'étudies en quoi, t'as dit ? (pause marquée, dans l'attente d'une réponse quelconque, le regard plongé dans les prunelles de son vis-à-vis). Pas trop compliqué ? T'en... hm, tu dois presque avoir fini le cursus, non ? Enfin j'sais pas si t'as enchaîné direct après le lycée ou quoi. »

Lui-même n'a pas été bien loin – cursus universitaire en demi-présentiel excusé pendant tout juste un an, histoire de, d'assurer ses arrières si sa carrière s'écroulait,
mais après William c'était compliqué – plus le cœur à l'ouvrage et son diplôme il l'avait foutu en l'air avant même d'avoir essayé (son temps passé à s'enfumer les poumons et à se poudrer le nez plutôt qu'à étudier ; et les examens il ne s'y était pas présenté, bouclé loin des caméras et de leur curiosité morbide).
Pas bien grand regret – il aurait tout le temps pour les amphithéâtres, plus tard, s'il y tenait vraiment.

« Tu comptes faire quoi, après ? T'as un projet précis, déjà des pistes, tout ça ? »

Va pour un échappatoire tout trouvé au boucan des nuits Artisiennes – Cael préfère le vaste des rues plutôt que le couvert des bars et, s'il en aime l'ivresse, son attention s'égare de trop dans les espaces clos et bondés. Les couleurs, les bruits, les sensations trop nombreuses se fondent et se perdent, l'attirent et le confondent – ses yeux accrochent toutes les lumières, tous les éclats, et ses idées suivent le fil de ses distractions. Il peine à tenir la route, à suivre la conversation à laquelle il tente de ne pas se soustraire mais c'est un tour de force – toutes les sept secondes, se rappeler qu'il n'est pas seul et qu'il lui faut écouter, qu'ils ne sont que deux et qu'il ne peut pas se muer dans le silence tandis que les autres comblent les vides que ses inattentions laissent.

Il noie son presque malaise dans trois gorgées de sa boisson tout en s'efforçant de ne pas lâcher l'autre des yeux, comme dans l'espoir ridicule que ça suffira – mais tout serait sujet à dérive, des barrettes dans ses cheveux (qui, sitôt remarquées, arrache un rictus approbateur au jeune acteur) jusqu'aux bracelets sur ses poignets, des froissures sur ses vêtements jusqu'à la façon dont la condensation perle sur les rebords du verre qu'il tient ; il suffirait même d'un seul mot qui atteigne son esprit un peu plus fort qu'un autre et ses réflexions s'en iraient voltiger plus loin et–
deux années, deux années, Cael se perd dans des mathématiques compliquées qu'il abandonne aussitôt – le système universitaire il l'a connu mais sans détails, les bancs d'école n'étaient pas faits pour lui et il ne garde des cours magistraux qu'un souvenir trouble de migraine et d'ennui.
L'autre, à ses yeux, a bien plus de courage que lui-même n'en aura jamais.

« T'as de l'ambition, c'est fou, il lâche, admiratif sans s'en cacher (Cael est trop entier pour mentir) – il n'a pas tout suivi, mais au moins saisi ce qui compte. J'te souhaite d'y arriver. T'as l'air motivé, et de mémoire t'es plutôt doué en cours, non ? »

Tout du moins, en comparaison avec ses propres résultats, Noboru que pouvait que faire mieux, et c'était déjà à plate couture qu'il le battait, à l'élémentaire. Quand bien même ses notes catastrophiques ne sont pas la seule faute d'un quelconque manque de volonté, une chose en entraînant une autre, Cael n'a jamais eu cette envie de donner plus que nécessaire au système scolaire qui ne lui a jamais vendu plus de rêve que la carrière qu'il mettait sur pieds en parallèle.
Son diplôme comme cran de sûreté, au cas où le reste du mécanisme viendrait à lâcher (être célèbre c'est vivre de son public, un public est fragile – à la première fêlure ce peut être la dégringolade et le retour à l'oubli), c'est tout ce qui comptait. Du reste, l'école peut bien aller se faire voir, le Météores n'en a que faire de ses exercices de conjugaison et d'arithmétique d'autrefois.

« Hm... Je peux pas vraiment dire grand chose, même si je le voulais c'est plus compliqué. Fin, t'sais, on est sous contrat, et genre une des clauses dit clairement qu'on peut perdre notre taf et être poursuivis si on balance trop d'infos, tu vois ? »

Rictus appuyé – un peu contrit, un peu désolé, il n'y peut rien. Lui aussi, parfois, il aimerait bien pouvoir partager avec le monde extérieur tout ce qu'il fait, ce qu'il vit, pouvoir s'épancher de ces rôles qu'il prend tant à cœur qu'il peine quelquefois à les quitter tout à fait, avec d'autres personnes qu'avec celles qu'il côtoie déjà de l'aube à la nuit.
On s'habitue à la loi du silence, bon gré, mal gré.

« Mais, hm, je crois que la bande annonce est déjà sortie ? Tu tapes If we collide tu vas vite trouver. Mais, euh, attends que j'sois pas là pour regarder, 'kay ? C'toujours... giga malaisant de regarder un proche regarder ce qu'on fait... Un peu comme quand un prof regarde tes réponses par dessus ton épaule pendant un exam', tu vois ? »

Il jette des œillades alentours, les sourcils froncés comme en pleine réflexion. Du bout des dents, il s'amuse distraitement avec le piercing à sa lèvre – la seconde d'après il darde ses prunelles dans celles de Noboru, une étincelle espiègle nichée au fond de ses iris clairs.

« On est d'accord qu'on revient, de toute façon ? Donc c'pas trop grave si on emprunte les verres, tu crois pas ? J'veux sortir. »

Il n'attend pas de réponse – pas plus d'approbation que de protestation. Il s'est levé tandis qu'il parlait, un verre à la main et l'autre qui s'est saisie de la manche de l'autre pour l'entraîner à sa suite, sans tout à fait se soucier de son avis.
Dehors une inspiration profonde dans l'air de la nuit – ça sent la cigarette des terrasses et puis l'été. Il s'étire, le verre levé loin au dessus de sa tête, un rire aux lèvres et l'air d'un enfant pris en faute et qui s'en moque.

« On marche ? »

Il n'attend toujours pas qu'il s'est déjà éloigné, démarche cadencée par les basses qui tremblent des bars jusque sur le trottoir de la rue fêtarde et verre aux lèvres – il pourrait être seul au monde que ce serait du pareil au même.

Cael est ainsi fait – capricieux et déluré ; agaçant et démesuré.

Ses iris passionnés accrochent tout ce qui s'anime autour de lui – les voitures et les passants, les lumières et les voix emmêlées. Il s'attarde sur deux Rocabot qui se chamaillent tandis que leurs propriétaires discutent, et son regard détaille un peu trop longtemps le profil d'une des nanas – jolie brune au teint pâle et aux prunelles qu'il aime bien imaginer d'un vert profond quand l'obscurité les dessine noires comme comme deux obsidiennes finement roulées. Et puis, si vite qu'il s'est épris de la belle il s'en détourne, porte son verre à ses lèvres et fredonne (un peu faux, mais sa voix se fond dans les nuits de la rue sans détonner) en tapant la mesure du bord de son ongle. Il s'abandonne aux ivresses et aux délices de la nuit – il pourrait déambuler des heures sans se lasser, contempler le monde et ses couleurs, Artiesta et ses lubies à travers le prisme de son imaginaire inépuisable.
Il n'y aurait jamais de fin à tous les détails nouveaux qu'il observerait, chaque fois qu'il poserait les yeux sur un détail pourtant admiré cent fois.

« Hm ? »

Il s'immobilise en avalant une gorgée de sa boisson, suit la seconde d'après la direction indiquée par son camarade – aussitôt, son sourire imprime un peu plus franchement la fossette à droite de ses lèvres. La grande roue – icône phare de la ville et de son parc d'attraction ; rêve de grandeur des enfants et échappatoire romantique des amants. Lui-même ne fait pas exception – il est de ces mecs un peu vieux jeu qui ont embarqué leurs ex-copines dans les nacelles pour admirer le monde vu d'en haut (du point de vue des bien-pensant), une main dans la leur et une barbe à papa dans l'autre. Rencard type qui, aussi classique puisse-t-il être, avait au moins le mérite d'avoir fait ses preuves plus d'une fois.

« Yep, je l'adore. Je prévois éventuellement de l'escalader, un de ces quatre, mais j'ai pas encore pris le temps de trouver le bon créneau. »

Il rit sans réaliser que l'autre ne comprend peut-être rien de ses divagations – il n'y a que ses proches et ses followers pour saisir ses frasques. Allen aurait saisi, lui – tiens, à l'occasion, faudrait qu'il lui propose ; escalader la grande roue d'Artiesta tous les deux, ce pourrait être un concept, est-ce qu'il l'a déjà fait ? il se demande et ça ne l'étonnerait pas, j'irai voir sur sa chaîne et puis –
et puis l'autre parle et il se ressaisit, arraché au fil rouge de ses pensées pour revenir à l'instant présent. Trois clignements de paupières confus plus tard, ses idées se recentrent sur Noboru, et il hausse les épaules doucement.

« Je vis à Nemerya. Fin, l'équipe a loué un hôtel pour la durée du tournage, et j'cherche un endroit où pieuter, après. Donc j'suis là pour un moment, je crois ? Enfin j'espère, en tout cas. Donc, on peut facile se capter à Nemerya, mais fin, v'là, faudra avoir avec les horaires et tout et... Ah, du coup. File ton num, j'te bip. »

Il tire son téléphone de sa poche, qui se déverrouille sitôt qu'il reconnaît le visage de Cael en face de l'écran. Il pianote et puis patiente, rentre le nouveau contact et envoie un simple « yop » avant de ranger l'appareil.

« Par contre, ça t'arrive de respirer, sinon ? Genre, vraiment, j'trouvais déjà que j'avais un emploi du temps de ministre, mais alors toi... Tu fais quoi, à part étudier ? »

Le sourcil haussé et la tête inclinée, les intonations curieuses mais qui frôlent l'indécence – une grimace brève sur les traits parce qu'une vie passée à déchiffrer les lignes de bouquins d'école l'ennuie et lui paraît vide de sens, lui qui étouffe dans les lieux clos et silencieux et s'enlise sitôt que s'installe la routine ; lui qui n'existe tout à fait qu'au sommet des tours lorsque sa propre survie lui apparaît si précaire qu'il réalise brusquement comme elle est précieuse,
et comme elle ne tient à pas grand chose (sinon rien).

« Allez, c'quoi le truc le plus dingue que t'aies fait ces... hm, disons six derniers mois ? »

Et comme leurs existences frôlent les devantures de bars qui déversent leurs basses excitées par la nuit, Cael esquisse l'ombre de trois pas de danse sur les pavés – un déhanché quelconque, parfait au fil de toutes les heures assassinées sous les stroboscopes des boîtes où il s'est enivré au fil des continents. Ses prunelles s'égarent mais reviennent inlassablement sur son camarade – comme pour forcer sa mémoire à se rappeler qu'il n'est pas seul, comme pour rappeler à ses idées qu'elles attendront avant qu'il leur laisse l'occasion de dévorer ses insomnies.
Et son sourire s'étire, encore (aura-t-il jamais de fin ?) – c'est si simple, pour lui, s'émerveiller de tout ce qui compose les constellations des autres ; de toutes ces petites choses extraordinaires dont s'amourachent les hommes les plus ordinaires.

« Putain, tu m'étonnes que ça devait être kiffant… Faudrait grave que j'fasse ça, quand on aura fini de tourner, genre choper une caisse, des potes, et puis on se tire sur les routes... »

Ce serait comme être ivre et libre, rouler vitres baissées toute la nuit, de l'ombre à l'aube. Sans objectif, sans destination, sans but, sans point de chute : rien que l'horizon. Rompre le rythme effréné du quotidien pour s'oublier – s'inspirer.
Il ferme les yeux, une seconde, et se surprend à rêver.
Un jour… Un jour.

« Hm ? Oh ! Euh… J'fais du parkour, de la grimpe urbaine… En gros résumé, j'escalade des trucs pas vraiment faits pour, et je m'amuse à jouer avec la gravité en espérant pas faire un faux pas. »

Les photos inondent son deuxième compte Instagram – il y a le principal, le connu, le reconnu, le certifié, et il y a l'autre, un peu plus secret mais pas tout à fait. Des clichés empruntés aux sommets, des horizons teintés par les aurores et des contre-plongées vertigineuses – des paysages merveilleux qui n'appartiennent qu'à ceux qui ne se contentent pas de lever les yeux.

« J'fais de l'urbex, aussi… J'ai pas encore commencé, à Lumiris, faut je me renseigne sur les pépites abandonnées du coin. La dernière expérience marquante, c'était un vieux théâtre à Sinnoh, quasi en l'état depuis plus d'une dizaine d'années, c'était sublime. »

Il pourrait parler longtemps – pourtant il se tait, une seconde, et change encore de sujet. Il revient sur l'autre en ricochet – renvoi incessant de balle, de l'un à l'autre,
comme pour ne jamais laisser le vis à vis prendre la moindre avance.

« Sinon, les combats, tu disais ? En vrai, ça me manque un peu, la course aux badges, t'sais. C'était vraiment le truc qui aurait pu me retenir à Kalos, mais bon… De toute façon, j'ai laissé mon équipe à mon père, là-bas, je sais pas si ça vaut la peine de repartir de zéro ici ou pas... »

Il hausse les épaules – il a le temps de voir venir, le temps d'y réfléchir, s'il doit traîner les quartiers de Lumiris encore longtemps (il aimerait bien).

« Ça te tente, qu'on trouve un spot easy et que je te montre comment on grimpe ? Y'a des jolies vues quand on escalade un peu. Surtout à Artiesta. »

Cael était insouciant ; gamin simple qui s'amusait de tout et ne s'inquiétait de rien. La compagnie de l'autre ne lui était pas désagréable, et lui ne devinait rien de l'ennui qui bousculait son interlocuteur. Il aurait pu être seul que ce n'aurait pas été différent – il aurait vogué aussi simplement aux hasards des rues et des trottoirs, dodelinant de la tête sur des basses venues de loin, offert à la nuit, les prunelles trop occupées à chercher dans les sommets pour remarquer ce qu'il se passait à sa hauteur. L'enfant-star avait toujours été ainsi, plus proche des étoiles que de la terre ferme… Et ça lui convenait de cette façon-là. Il n'était pas le pantin des hypocrisies ; on ne volait pas le meilleur de lui à grands renforts de mensonges et de non-dits. Parce qu'il s'y était habitué, aux amitiés de convenance et d'intérêts qui ne duraient jamais. On en voulait à son argent ou à son titre, on espérait goûter à un peu de sa popularité pour broder la sienne… Les histoires se passaient et, lui, il continuait d'avancer. Simple et insouciant.

Il s'était immobilisé brusquement, lorsque sa mémoire avait été rappelée à ceux qui l'attendaient, dans le bar qu'il avait déserté. Les traits froncés dans une moue qui tenait tout de l'enfant confus pris en faute, il finit par hausser les épaules. « Ahhh… Flemme. J'vais leur envoyer un message, pis ils se débrouilleront. Ils ont l'habitude… » Cael disparaissait souvent plus vite que son ombre, l’attention distraite par d’autres projets et le coeur poussé en direction d’autres horizons. Ceux qui l’entouraient, pour la plupart, s’en étaient accommodés… Surtout lorsqu’il s’agissait de ceux qui travaillaient avec lui au quotidien.

« Viens. » Il s’était doucement éloigné des rues principales où la foule affluait sans interruption, pour leur préférer les allées plus paisibles et les ruelles désertes. Son regard cherchait, avec l’oeil de l’expert, les prises sûres et les sommets qui en valaient la peine.
Il y avait bien une petite tour de métal, là, à quelques dizaines de mètres. Une plateforme prête à les accueillir, tout en haut (qui n’était pas très haut), et tout un tas de prises sûres qui seraient un jeu d’enfant pour Cael, et qui ne devrait pas poser de problèmes démesurés à son invité du soir. « Là. » avait-il soufflé, indiquant la tourelle d’un geste de la tête, avant d’entreprendre d’escalader le grillage qui la séparait de la rue pour retomber les pieds dans l’herbe du terrain vague dans lequel elle trônait.

« Ça va, tu te le sens ? J’me suis déjà cassé tout un tas de trucs en faisait ce genre de choses, du coup j’comprendrais que t’aies pas envie de prendre le risque. » Il avait posé un regard réellement soucieux sur son interlocuteur, sans la moindre once de malice ou de provocation. « Surtout que c’est absolument pas légal, ce qu’on fait là. » Mais ça… Ça faisait partie du frisson.