Un petit guérilande tournoyait autour du monument de pierre. Ses yeux pétillaient de curiosité.
Attiré par toutes les fleurs, tous les jouets aux couleurs vives, et tous les petits mots d’amour qui y étaient déposés : il flottait d’une offrande à l’autre en dispersant un parfum bienfaisant.  
Astelle lui était reconnaissante…



« En l’honneur de ceux qui sont tombés. »

…car sa présence était la seule raison pour laquelle elle ne s’était pas encore mise à pleurer.
Les yeux de la jeune fille glissaient invariablement sur les noms des défunts.

Ceux décédés lors de la première vague d’attaques de la Team Mistral.
Ceux décédés lors des émeutes ayant eu lieu dans le noir.

Ceux… décédés lors de l’explosion finale.
Dans les bousculades et dans la panique ayant menées à l’évacuation de Voltapolis.

Ces noms, elle commençait à les connaître par cœur.
Et tandis que ses lèvres bleuies par le froid les récitait, inlassablement, Astelle se demandait…

— …si j’avais été plus forte, est-ce que j’aurais pu vous sauver ?
— Yiiii ?

Pensant qu’on lui adressait la parole, le guérilande ondula dans sa direction, puis vint très audacieusement se poser sur sa tête.
Astelle respira à fond. D’abord rapidement, pour calmer la crise de larmes qu’elle sentait venir. Puis plus doucement, à mesure que les vertus apaisantes des senteurs florales du petit pokémon lui calmaient les nerfs.
Avec un sourire un peu triste, elle taquina délicatement les pétales du pokémon, puis lui fit ses adieux en chuchotant.

Voltapolis avait changé. L’incident de la Centrale lui avait ôté tout éclat.
La mise en service laborieuse des panneaux solaires avaient rendu les rues aux ténèbres. Et les conséquences de l’attaque, la terreur et le dénuement... avaient volé jusqu’à la lumière dans les yeux de ses habitants. Tout le monde fuyait la ville.
Et ceux qui restaient…

…Astelle sentait qu’on la suivait.
Un petit groupe de trois personnes, longeant les façades criardes d’immeubles autrefois illuminés par les néons. Leurs pas résonnaient sur le béton. Sur un tempo qui allait crescendo. Qui se rapprochait.

Elle préférait éviter les conclusions hâtives… mais elle n’aimait pas beaucoup ça. La jeune fille toucha délicatement l’écharpe rose qu’elle portait autour du cou, et murmura quelques mots. Le petit Draco qui somnolait sur ses épaules ouvrit un œil noir et luisant, puis commença à serpenter autour de son corps.
L’orbe doré à son cou brillait d’un éclat dissuasif.

Astelle se retourna en croisant les bras. Attendant d’un pied ferme que ses poursuivants se rapprochent, une lueur déterminée dans ses yeux clairs.

Agglutiné derrière une large benne à ordures, le trio hésita…
Ils semblaient jeunes, et légèrement intimidés par la présence du dragon rose qui ondoyait souplement autour de son corps. Constatant leur attitude, Astelle sentit un petit sourire encourageant lui venir aux lèvres.
— Je peux vous aider ? demanda-t-elle avec douceur.
Le groupe sortit piteusement de sa cachette.
— Je t’avais dit que c’était bien un pokémon… chuchota l’un des trois en se léchant les lèvres avec nervosité.
Une adolescente à la longue chevelure colorée, pareille au crin du Ponyta de galar, se rapprocha timidement en hochant la tête.
Elle lui raconta leur histoire.

***

Astelle n’allait jamais au bar.
Jamais seule, en tout cas. Ayant fêté ses 18 ans il y avait un petit mois à peine, elle n’était pas habituée à ce genre d’endroit, et ne buvait jamais, sauf quand sa meilleure amie était là pour la débaucher.
L’établissement portait un nom que l’absence de néons rendait illisible.
Et à l’intérieur, l’odeur était celle d’une bouteille de vinasse renversée sur le plancher. L’éclairage était vacillant et mauvais. Les mines sombres.

La jeune fille s’attira bien des regards.
Etant donné qu’Astelle n’atteignait la barre des 1m50 qu’en trichant et en se mettant sur la pointe des pieds, ce n’était pas étonnant. Son visage poupin et ses grands yeux clairs lui donnaient un air terriblement juvénile. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle le trio d’adolescent l’avait abordée de prime abord.
Parce qu’elle n’était pas une adulte, ou qu’en tout cas, elle n’en avait pas l’air.
…malgré tout, elle n’avait vraiment pas l’air à sa place ici.

Elle prit place au comptoir. Sans surprise, le barman ne prit pas la peine de lui demander une pièce d’identité. Trop désabusé, trop en mal de clientèle pour s’en soucier.
— T’commandes quoi ?
De la poche de son manteau, Astelle sortit son pokématos et commença à pianoter sur l’écran tactile. Ayant trouvé une recette sur le Réseau Dusk, elle présenta l’appareil au propriétaire.

L’homme acquiesça d’un grognement, puis commença à s’affairer.
En attendant que sa commande soit prête, la jeune fille se retourna à demi sur son tabouret pour observer la clientèle. La personne qu’elle cherchait ne semblait pas encore là.

~ Magicarpe ~
« Ce Pokémon est faible et ne sait pas faire grand-chose à part se multiplier à toute allure.
On en trouve à ne plus savoir quoi en faire. »



*images trop explicites et gigotantes*

Astelle observait la télévision avec un petit air baba.
Captivée par l’émission (Magicarpe parviendrait-il à remonter la cascade vers ce bassin de haute-montagne où pullulaient ses semblables ?), elle ne remarqua pas tout de suite qu’une véritable gymnaste du tabouret était en approche.

— Excuse-moi, je ne veux pas paraître cassante... Mais t’es pas trop jeune pour être ici ?
Astelle pivota la tête à toute-vitesse.
Les joues légèrement rosées d’être surprise en train de contempler les Magicarpes qui… euh… c’était la nature, et tout, et tout… la jeune fille mit un petit moment à reprendre contenance.
— B-ben… non ?
Pianotant sur son pokématos, elle afficha à l’écran son IDresseur, une pièce d’identité numérique validée par les Rangers de Lumiris. Puis montra poliment l’appareil à son interlocutrice.
Astelle Dumas avait bien 18 ans. Depuis un mois. A peine.
— …mais ne t’inquiète surtout pas, reprit malicieusement la jeune fille. …avec ta charpente, tu ne parais pas cassante du tout !

Comme souvent lorsqu’elle se montrait taquine, Astelle parlait tout bas, et à un débit si rapide qu’il n’était pas certain que la gymnaste-du-tabouret ait bien entendu ses paroles. Il faut dire que cette dernière était en train de se noyer dans un verre d’eau. En tout cas, la grande blonde reprit sans y prêter attention.

— Enfin, pardon, je m’exprime probablement super mal, je suis pas douée, mais, disons que... Enfin, le décor, l’environnement, puis toi... Y’a un truc qui va pas, disons que t’as l’air, euh... D’un saint qui a atterris sans faire gaffe dans un bordel. Enfin on est pas dans un bordel, mais euh... C’est genre, une métaphore. Enfin une comparaison... Enfin tu fais tâche quoi... Mais pas en mal. Enfin, je sais pas, c’est juste... Heu... t’es qui ?

Tête inclinée, à l’écoute des balbutiements de la jeune femme… Astelle sentit le sourire lui monter aux lèvres.
Cette voix pâteuse. Ces paroles un peu brutes, mais bien intentionnées…

Son regard s’illumina d’un soupçon de douceur.
Cette personne lui faisait penser à Manon.

C’était peut-être pour cette raison que les petites plaisanteries habituelles d’Astelle commençaient déjà à lui chatouiller la langue. Impossible de se retenir !

— Je fais tache… toi aussi tu trouves, hein ? C’est terrible, j'en suis bien consciente.
Pour y remédier : j’hésitais entre me dessiner de fausses moustaches ou remplir ma chemisette de papier-toilette. Voire les deux. …mais de toute façon, j’ai déjà abandonné l’idée d’être un jour considérée comme une adulte. D’ailleurs, le lait meumeu ne fait pas grandir, tu sais ? Et j’habite à la campagne, alors c'est pas la peine de me raconter des histoires !

(Astelle dénonce !
Le Lait Meumeu, conspiration des éleveurs de Kishika ?
Il n’aurait jamais fait grandir, même pas d’un pouce, toutes ces p’tites naines qui en éclusent pas loin de trois hectolitres, chaque semaine, depuis l’enfance !)

Le barman interrompit cette petite litanie en lui servant sa boisson.
Ivysour. Le cocktail bleu dégageait un léger parfum floral, petite touche de professionnalisme insoupçonnée, de la part d’un homme qui n’avait peut-être pas totalement oublié que Voltapolis avait été grandiose et cosmopolite
Des fragrances plus corsées de rhum, de gentiane et d’écorce amère lui picotèrent le bout du nez.
Portant la boisson à ses lèvres, les saveurs puissantes de la baie Oran et de la baie Sitrus lui inondèrent les papilles ! Miam !

Astelle claqua la langue d’un air appréciateur.
…ce n’était pas la réaction d’une jeune fille inaccoutumée à l’alcool.
La narration vous avait peut-être un peu menti. En vérité, cela faisait plus de six mois qu’Astelle piquait régulièrement la bibine à sa meilleure amie, et ce, à chaque fois que l’occasion se présentait !

Arrêtant de picoler deux secondes, elle retourna un regard pétillant vers son interlocutrice.
— Donc non ! Pas du tout ! Je ne suis pas une enfant perdue : je m’appelle Astelle Dumas. Stagiaire à la Dracoposte de Windoria. Ou en tout cas, je vais m’y installer dans pas trop longtemps.

— Jóna Hulda, pour vous servir. Ça s’écrit J-O comme Jojo l’asticot, mais ça se prononce \jøœna\ (Yoena). Au chômage forcé suite aux récents événements dont je ne t’apprendrai rien. Je bosse dans une usine relais, liée à la centrale de Voltapolis.

Jojo l’Aspicot.
Astelle pouffa, s’étranglant à demi dans son verre de cocktail…

…mais bien vite, son sourire se peignit d’une nuance de chagrin à la mention de l’attentat.
Chômage forcé. Elle lança un regard à la dérobée. C’était probablement la même chose pour la plupart des clients du bar. Tous ici souffraient des conséquences de l’attaque.

Astelle en était encore à se demander ce qu’elle pouvait faire pour eux. La situation de Voltapolis était compliquée. Les grandes entreprises désertaient la ville. Le siège de la Dracoposte, déjà, s’était relocalisé à Windoria. Les emplois d’ouvriers ne manquaient pas, mais… la cité ne vivotait plus qu’en raison de son arène, et selon les rumeurs, même celle-ci risquait de fermer bientôt.
A quoi bon reconstruire un endroit où plus personne ne voulait vivre ? Et que deviendraient ceux qui n’avaient pas le choix ?

Quand bien même les petits rouages du cerveau d’Astelle tournaient-ils à toute allure : la grande blonde ne leur laissa pas le loisir de se perdre trop longtemps en futile mélancolie. Une petite lampée et elle était repartie.
— Windoria, hein ? Ça va, ça te fait pas trop loin. Mais bon, faut avoir envie de venir ici, quand même - surtout en ce moment...

Astelle acquiesça, d’une gravité qui contrastait avec son apparence juvénile.
— J’ai besoin de revenir à Voltapolis de temps en temps.
En vérité, la raison de son départ pour Windoria n’était pas ce stage à la Dracoposte. Ce n’était que le moyen de subvenir à ses besoins sur place.
Astelle partait dans le nord pour faire ses classes de Ranger Novice. Pour être mieux préparée…

…la prochaine fois qu’un cinglé se croirait autorisé à piétiner son foyer et ses habitants.
La jeune fille noya ce soudain bouillonnement d’émotions dans une longue gorgée de liqueur.

Heureusement, Jojo l’Aspicot était lancée. En plus d’être rigolote et volubile.
Avec un sourire bienveillant, la petite postière l’écouta se perdre et chercher ses mots. Et peut-être en dire plus sur elle-même qu’elle ne l’aurait voulu… Attentive, Astelle n’en perdait pas une miette.
— La campagne, ça défonce tout. Je rêve d’y retourner quand j’aurai les moyens de m’acheter une maison. Là je stagne et je pourris un peu dans cette ville, mais tu as devant toi une fière défendeuse... défend... défence... rice... adepte de la campagne, et tu sais quoi ?

"Je stagne et je pourris un peu dans cette ville."
Astelle ne broncha pas à cette déclaration, mais son esprit entreprit un énième petit détour. Car les panneaux solaires seraient bientôt opérationnels. L’électricité allait revenir dans tout Lumiris, et avec quelques petits efforts… d’une nature qui restait à définir… Voltapolis serait de nouveau radieuse.

Elle plongea son regard dans les yeux verts de la jeune femme.
Ces mots lui brûlaient les lèvres.



Tu ne vas pas pourrir ici, Jóna.
Ma Lumiris te donnera la force de déployer tes ailes.

Elle… aurait aimé pouvoir faire cette déclaration à haute-voix. La clamer à son interlocutrice, et à l’ensemble des clients du bar, ce soir. Mais oser dire ça, ici et maintenant… aurait constitué une véritable invitation au lynchage.
Dans le secret de son cœur, cette passion lui était douce-amère.
Astelle n’était plus assez naïve pour tenir ce genre de propos sans réfléchir.

Sans perdre le fil des propos de Jóna, et sans faire état du maelstrom qui agitait ses pensées, la jeune fille inclina la tête avec un air poliment intrigué, invitant son interlocutrice à poursuivre.
Observant la grande blonde qui prenait crânement la pose, ses yeux clairs n’étaient que douceur.
— 1m80 pour 85 kilos d’amour et pas une goutte de lait dans mon organisme, sauf quand je me goinfre de biscuits ! Haha !

Okay. Toute douceur n’était plus qu’un lointain souvenir.
Ce genre de propos, c’était rien moins qu’une déclaration de guerre !

1m80… mais quelle grande perche ! La jeune fille sentit un tic nerveux lui tirailler la paupière gauche.
Près de trente centimètres séparaient Astelle de la gymnaste-du-tabouret.

— …de quels biscuits on parle ? demanda-t-elle avec une moue à la fois envieuse et renfrognée.
J’ai besoin de savoir, pour futures références.

En tout cas, c’est vrai que la blonde était costaude !
D’ailleurs, les yeux d’Astelle s’étaient légèrement écarquillés en entendant son poids. 85 kilos, voilà qui lui paraissait énorme ! Elle lorgna discrètement du côté de ses hanches, comme pour chercher où elle stockait tout ça. Ben oui, dans une seule Jóna : on pouvait facilement caser deux petites postières toutes habillées !

— Plus sérieusement, c’est cool que tu travailles, t’es bien plus jeune que moi, et t’as l’air d’en avoir à revendre, c’est chouette ! Par contre va pas me faire croire que t’as jamais bu une goutte d’alcool avant d’entrer dans ce bar. Même si y’a pas beaucoup de rhum, quand on es pas habitués à boire ça, on fait une jolie grimace après la première gorgée, même si c’est bon ! Ou alors tu me mens et t’aurais pris un sirop ? Criminelle ? Manipulatrice ? Enfant perdue ?

Une légère rougeur colora les joues d’Astelle. Son regard se fit fuyant. Pour plusieurs raisons.
…déjà, parce qu’elle n’était pas une petite travailleuse exemplaire : son premier emploi à la Dracoposte de Sunyra s’était terminé par un licenciement. Ensuite, parce qu’elle n’était pas passée loin d’avoir un casier judiciaire : la fois où elle avait tiré au Draco-Rage sur ce marin de Port-Corail. Et finalement, parce que…
— J’ai une amie qui est un petit peu plus âgée que moi… j’ai pris l’habitude de piocher discrètement dans son verre…

La porte de l’établissement s’ouvrit sur un nouveau client, et tout de suite, Astelle se cacha derrière son cocktail pour observer l’individu qui descendait le petit escalier. Un solide gaillard. Affublé d’une barbe brune filasse, et d’un manteau de la même couleur. Et texture : le vêtement semblait presque prolonger sa pilosité.
Probablement un manutentionnaire ?
La jeune fille attendit un peu pour s’assurer qu’il n’était pas accompagné.
…ce n’était toujours pas la personne qu’elle cherchait, mais il lui faudrait peut-être plusieurs tentatives, sinon plusieurs jours pour tomber juste. Rien ne lui assurait que cet individu visiterait le bar ce soir.

Comme en réaction à ses préoccupations, le Draco qui lui servait d’écharpe s’agita mollement.
Et puis, attiré par le doux parfum des baies contenues dans la boisson, il plongea son petit museau rose à l’intérieur.
— …tu vas être ivre, Mini-senpai.

Ayant sifflé le sirop alcoolisé d’une traite, le pokémon émit un petit rôt contenté avant de se rallonger sur les épaules de sa dresseuse.  Avec un discret soupir de commisération, la jeune fille chercha sur son pokématos une autre boisson à commander, faisant défiler les recettes de cocktails sur l’écran tactile, avant de retourner un sourire à Jóna... comme pour s’excuser de ce moment de distraction passager.