Dans sa vie, Cael avait été beaucoup de choses. Illustre anonyme, acteur acclamé, militant polémique, cascadeur de talent, coordinateur sans prétention et célébrité récompensée – alors, les invitations en tout genre, ça le connaissait. Des courriers comme celui-là, il en recevait tous les quatre matins : des invitations à lire des scénarios, à participer à des casting ou à des interviews, à financer les projets d’un organisme ou d’un autre, il en avait déjà fait le tour. Ces dernières semaines, ces derniers mois, il avait bazardé ces enveloppes presque sans les lire, parfois même sans les ouvrir.
Celle-là avait eu l’honneur de passer la première étape – et puis, comme les mots employés à son égard étaient différents des fois d’avant, son attention avait été retenue un peu plus longtemps.
Il avait haussé un sourcil, surpris face à l’étrange demande qu’on lui faisait. Il ignorait si ses interlocuteurs étaient des inconscients, des audacieux ou des idiots, ou tout ça à la fois – il fallait être un peu des trois pour croire qu’on pouvait inviter une célébrité internationale à se produire en public sans risquer de mouvement de foule et d’assauts de paparazzis.
La curiosité piquée, il s’était renseigné sur Monsieur et sa venue – par des biais plus VIP que les seules pages internet sur lesquelles les plus influents achetaient de toute façon leur tranquillité. On avait fini par lui souffler qu’il s’agissait d’une soirée très sélec, où le public serait moindre mais critique et attentif.
Les jours suivants, il les avait passés à considérer l’idée – puisque c’était différent, peut-être qu’il pouvait accepter sans trahir sa volonté de sérénité loin des plateaux.
Il ne s'agissait que d'inventer un printemps pour Monsieur.

…

Le soir venu, il s’était apprêté à sa façon – fringues aux couleurs criardes, l’air toujours nonchalant ; personne n’aurait soupçonné, en l’observant, le sérieux de la soirée à laquelle il était convié. Armée de quelques Pokéballs, il était confiant.
La veille, il avait ajusté les derniers détails avec les ingé sons et lumières de la salle, et puis répété une dernière fois avec son assistant – un autre artiste qui s’était retrouvé là de la même façon que le jeune Hogan.
Assistant qui, d’un coup de téléphone, s’était décommandé. Cael, confus, n’avait rien trouvé à dire sur l’instant – lorsqu’il avait enfin réagi, l’autre avait raccroché depuis longtemps. Il avait laissé filer un sifflement d’entre ses lèvres en se renfonçant dans son siège – une seconde, deux, trois. Puis, brusquement, il s’était redressé, ordonnant à son chauffeur de s’arrêter. Le conducteur lui avait jeté un regard en biais dans le rétroviseur puis, sous les prunelles inflexibles de l’acteur, avait haussé les épaules et avait parqué la voiture sur le premier parking trouvé. Sans attendre, sa carte d’identité en main, Cael s’était extirpé de la petite limousine (modèle réduit, riche mais plus cosy et moins tape à l’oeil), et avait balayé l’esplanade proche d’un regard pressé.

Cible verrouillée, ni une, ni deux, il avait pressé le pas en direction d’un type qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam, et lui avait fiché sa carte d’identité sous le nez. « Hey ! Tu me connais ? Oui ? Non ? Tape Cael Hogan sur Internet. » Il avait rangé sa carte, et s’était saisi d’un bout de la manche de son otage du jour – les notions de sphère privée, Cael n’y était pas très familier. « T’as des Pokémon ? T’as déjà fait de la coordination ? Au pire pas grave, tu veux du fric ? Genre, du fric et de la fame cred ? Tout le monde veut du fric et de la fame cred. » Right ?
De sa main libre, il avait pointé la bagnole luxueuse du doigt. « Tu vas grimper dans c’te caisse et j’vais tout t’expliquer. »
Puis, soudainement, il avait réalisé l’absurdité de la situation, et s’était arrêté, pour observer son vis à vis.
« … S’il-te-plaît ? J’te promets que c’est pas un enlèvement. Regarde mon nom sur le réseau Dusk, pour vrai. »

Ensuite, ils pourraient discuter.

Les doigts glissés sur sa nuque dans un geste de malaise évident, Cael s'était fendu d'un rire léger à la raillerie de son interlocuteur. Moquerie méritée. Le jeune acteur ne s'en formalisa pas. Il s'étonna même que l'autre ne l'ait pas déjà envoyé promener – le Pléiade, à sa place, n'aurait probablement pas eu la même patience que lui s'il avait été abordé de la sorte en pleine rue, par un énergumène étrange qui racontait trop fort des absurdités comme s'ils se connaissaient. « Désolé. C’est pas dans mes habitudes. » Menteur.
Mais ça aurait sans doute fait mauvais genre, d’admettre qu’il abordait des inconnus pour des idioties à peu près chaque fois qu’il mettait le pied dehors.

« … Euh. Ok. Mais, euh. T’façon c’est pas ma caisse. Genre. Voilà. » Une voiture de fonction, tout au plus. Avec un chauffeur, qui avait la plupart du temps l’air greffé au volant. Un peu comme un kit – une voiture acheté, un conducteur offert. Quelque chose comme ça. « Ah, euh, et t’inquiète pas. Y’a un mec genre barraq’, gros bras, l’air vénère, oreillette et tout le bordel, c’est mon garde du corps. En vrai il est sympa. Même si cent pour cent on dirait un mafieux. » Le pas presque dansant, Cael franchit la petite dizaine de mètres qui les séparaient de la petite limousine. Il ouvrit la portière puis, à la suite d’une brève hésitation, s’engouffra à l’intérieur le premier, avant de se pencher en direction de son invité.
« T’as vu ? J’te laisse même le côté portière. Comme ça, t’es pas trop coincé. » Non pas qu’il n’y ait pas de portière de l’autre côté également – il y en avait. Mais, parfois, Cael oubliait ce genre de détails anodins, se persuadant de bien faire.

Adressant un sourire au vigile qui les observait depuis la banquette d’en face – l’air habitué aux frasques du jeune acteur –, il s’installa confortablement sur son siège et s’étira. L’instant d’après, il tendait en direction de son invité la lettre un peu froissée qu’il avait reçue quelques semaines auparavant. Finalement, sans même lui laisser l’occasion d’entamer la lecture, il reprit la parole. « Y’a un type important d’Hoenn qu’est en déplacement à Lumiris et tu vois ces gens-là ils aiment bien qu’on les divertisse, dans d’autres vies c’étaient des rois et ils engageaient des bouffons pour jongler, aujourd’hui c’est un peu pareil mais en plus poli. » Il se fendit d’un rire ténu avant de poursuivre. « Bref ! On était partis sur un p’tit délire de coordination sympatoche avec un artiste local, mais il vient d’annuler au dernier moment. Mais tu sais, plus on est de fous, plus on rit, tout ça… » Et puis, tous les magiciens avaient besoin d’un assistant, non ?

Tendant la main pour récupérer la lettre, il s’immobilisa dans son geste qui demeura en suspens, tandis que l’ombre d’un doute traversait son regard. « … J’ai oublié de te demander ton nom, right ? C’est quoi ? »
Un jour, peut-être, Cael apprendrait à faire les choses dans l’ordre.

Embarrassé, Cael l'était rarement. Il était trop habitué à ses propres frasques pour tout à fait s'en inquiéter et, si le monde autour de lui avait quelque fois du mal à le suivre, ce n'était pas pour autant qu'il ralentissant. Les opinions binaires, il considérait qu'on le prenait tel qu'il était ou qu'on ne le prenait pas. Ceux qui avaient voulu partir s'en était allés – plus de fois qu'il ne désirait vraiment les compter – et les autres… s'accommodaient à sa façon d'être quelque peu marginale. Il ennuyait, agaçait, fascinait ou, avec un peu de chance, distrayait – s'il arrachait un rire ; pire, au moins un sourire, alors Cael avait tout raflé.
S'il était déluré, au moins, il avait tout de même le goût des choses simples.

« Moi c'est Natanoé. » Hochant lentement la tête, Cael profita du silence qui suivit pour répéter mentalement son prénom, tâchant de graver l'information dans son esprit – s'il ne faisait pas cet effort-là, il finirait forcément par le lui redemander dans la demi-heure. Natanoé. Ce n'était après tout pas bien compliqué, pas vrai ? « Donc, si je comprends bien, quelqu'un t'a posé un lapin et t'a recruté le premier pécore que tu as croisé dans la rue pour le remplacer, c'est bien ça ? » Un instant confus, le jeune acteur darda son regard en direction de son interlocuteur, clignant des paupières d'un air décontenancé.
La seconde d'après, son visage se fendit d'une nouvelle fois d'un grand sourire. « Ouaip ! »

Sans développer, il se pencha en direction de la vitre qui les séparait du conducteur, dans l'espoir vain d'apercevoir l'écran du GPS. Comme l'effort fut infructueux, il sortit son téléphone de sa poche et tapa l'adresse de leur destination dans la barre de recherche de l'application Maps du réseau Dusk. Six petites minutes...
« Du coup ! T'as quoi comme Pokémons ? À part une Charibari ? Elle connaît beaucoup de capacités ? T'as déjà fait des prestations avec des Pokémons ? Ou du théâtre ? De l'impro ? » Retour des mille-et-une questions : Cael n'arrêtait jamais de parler. « T'as un talent en particulier ? Genre tu joues d'un instrument ? Tu chantes ? Tu pratiques un art quelconque ? J'ai pleeein d'idées, mais j'aimerais bien savoir le genre de trucs que t'aimes ou que tu te sens de faire. »
Après tout, il l'avait embarqué presque contre son gré dans cette affaire.

La moindre des choses, c'était au moins de lui laisser l'occasion de tirer son épingle du jeu.

« Dans tous les cas, faut qu'on ait du fun ! »

S'amuser restait définitivement la priorité du jeune acteur.

Aux informations données, Cael ne put s’empêcher de froncer nez et sourcils dans un semblant de déception – quand bien même fut-elle rapidement balayée par la suite du discours de son vis à vis. L’esprit fumant, les idées à mille à l’heure, le jeune acteur essayait tant bien que mal de donner un sens cohérent à toutes ces contradictions qui semblaient se bousculer. Mille possibilités mais aucune ne désirait s’accorder avec les autres – elles étaient farouches et indomptables, sauvages et…
« Oh ! Tu penses que tu pourrais nous avoir des instruments d’Hoenn ? J’imagine qu’on aura accès à des musiques et des enregistrements, mais… J’pense pas que Monsieur crachera sur un peu d’authenticité. » Il s’était de nouveau perdu dans ses pensées et, de fait, ne s’adressait plus qu’à moitié à Natanoé – l’autre moitié était essentiellement consacrée à trier ses idées qui s’empilaient sans dessus-dessous entre ses neurones agités.

Enfin, la voiture ralentit, puis s’immobilisa dans un crissement léger de graviers tassés sous les pneus. Lorsqu’il ouvrit la portière, Cael faisait face à l’un de ces hôtels de grand standing auxquels il était familier. Murs blanchis à la chaux, colonnes de marbre, immenses fenêtres et balcons avancés. Dans son dos, une sublime fontaine à l’effigie de Lunala surplombait un bassin scintillant. Elle marquait comme un rond point au bout de l’allée qui s’étirait jusqu’au portail de fer forgé par lequel ils étaient entrés. « Damn, ce type c’est vraiment pas n’importe qui. »
Ils n’eurent pas le temps d’avancer qu’un homme vint dans leur direction. Plus petit que Cael, habillé proprement, il leur adressa un sourire poli en se présentant. « Bien le bonjour, messieurs. Je me présente, Arthur, majordome de Monsieur. Vous devez être Cael Hogan, si je ne m’abuse ? » L’intéressé acquiesça – toujours aussi flatté d’être aisément reconnu, même par des individus qu’il n’imaginait pas composer son public. « Et vous êtes…? » Cael jeta un regard en biais à son acolyte du jour, puis vint sans pudeur entourer ses épaules de son bras. « Mon assistant ! »
Le majordome demeura silencieux quelques instants, prenant note de l’information, avant d’acquiescer et de leur intimer de le suivre.

L’intérieur était comme Cael l’avait imaginé – immense, royaume où le sobre, l’ancien, le moderne et le luxueux cohabitaient en une étrange harmonie. Blanc, brun, marbre et bois – toutes les nuances élégamment assorties, toutes les matières savamment juxtaposées.
À la réflexion, il était presque certain que même son propre budget aurait souffert d’une semaine dans un hôtel pareil. « J’espère au moins que le petit dej est fourni dans le prix… » marmonna-t-il rien que pour lui-même, tandis qu’on les conduisait de couloirs en escaliers.
Arthur poussa une lourde porte qui s’ouvrit sur une salle immense, lourdement décorée, où trônait une table tout en longueur qui s’étirait presque d’un bout à l’autre de la pièce et où l’on dresserait, ce soir, un copieux banquet, et qui elle-même s’ouvrait sur l’extérieur. Jardin aussi magnifique que gigantesque, au centre duquel se dressait un large kiosque autour duquel on avait déjà installé enceintes, lumières et fauteuils.
« C’est ici que vous présenterez votre numéro. Est-ce que l’espace vous conviendra ? » Question presque rhétorique, puisqu’on avait de toute façon décidé à leur place. « Aucun problème ! » Visiblement rassuré, Arthur prit bientôt congé, abandonnant là les deux pseudo artistes et les idées malmenées de Cael qui, de dépit, s’assit dans les escaliers de pierre du kiosque.

« Bon… J’imagine qu’on… va trouver quoi faire. »