L'automne s'était installé. Froid et implacable, apportant avec lui son lot d'humidité et de grisaille délicieusement savourée. Si Mana'arii maudissait probablement ces jours où le soleil s'en était allé, je les chérissais presque aussi fort que ses sourires.
La brise tendre qui s'était glissée contre ma nuque parvint à m'arracher un frisson. D'un geste distrait, j'enfouissais mon visage dans la doublure duveteuse de mon pull. Autour de moi, tout était calme. Étrangement paisible – comme si octobre entamé avait vidé les rues pour n'y laisser errer que les plus aventureux.

Doublon du duo inséparable que nous formions depuis si longtemps désormais que c'en était devenu une évidence, Rhapsodie évoluait à mes côtés. Perchée sur sa tête, une Prisme agitée qui n'avait pas grandi d'un pouce depuis que je l'avais récupérée. À vrai dire, peut-être bien qu'elle pouvait se vanter d'avoir gagné quelques centimètres… Mais elle n'avait pas encore évolué. À croire qu'à l'image d'Athéna, elle rechignait à grandir et combattre. Et, comme j'avais appris de mes erreurs aux côtés de ma Bébécaille, je tâchais de ne pas les reproduire avec mon insupportable petite Fantyrm.
Loin devant, Eden semblait chercher à se fondre à l'obscurité grandissante qui s'étirait sous la voute des arbres dénudés. Ombrage, qui sillonnait entre les branches, au dessus de sa tête, semblait se vouer à un drôle de repérage des environs.

Silencieux, j'observais d'un œil attendri cette scène si familière qu'elle semblait providence.
Nous étions là. Toujours ensemble, des mois plus tard. Malgré les orages et les ouragans.
Toujours debout, toujours vivants.

Nous nous étions écartés des sentiers battus ; nous nous étions éloignés des chemins fréquentés qui, toujours, m'avaient mené en direction de rencontres dont, aujourd'hui, je ne désirais pas m'encombrer. Il était étrange de songer comme j'avais croisé, sur ces terres battues par trop de pas nonchalants, tant de gens qui m'avaient bousculé. D'Elyas à Mana'arii... Du pire au meilleur – ces anonymes aux prunelles envoûtantes ; j'avais appris la haine viscérale comme l'affection la plus simple et la tendresse désintéressée.
Aujourd'hui, je ne désirais rien de tout ça.

Rien du bruit, rien des gens – rien des présences qui s'imposent et avec lesquelles on s'efforce de composer jusqu'à ce qu'elles deviennent évidentes à nos côtés.
Nous nous étions enfoncés dans les bois les plus profonds du parc, là où l'on recommandait aux dresseurs de ne pas s'aventurer, là où les sentiers n'étaient plus balisés. Là où la voûte formée par les conifères était si épaisse que presque plus une seule once de lumière ne semblait la pourfendre pour éclairer nos pas.

Il semblait presque faire nuit, dans ces sous-bois livrés au sauvage et à l'incertitude de nos pas. Comme si le jour avait juré de ne plus se lever – derrière nous, le chemin semblait comme s'être refermé, avalé par l'épaisseur des bois. Notre marche, étouffée par le tapis moelleux d'épines sous nos pieds, nous conduisait prudemment dans les profondeurs des entrailles d'une forêt qui semblait n'avoir rien à envier aux Bois Hurlants de Fort-des-Songes...

Je n'étais plus certain – depuis combien de temps marchions-nous ? Je ne m'étais jamais autant éloigné des sentiers balisés du parc. J'étais toujours resté sur le droit chemin, poursuivant des objectifs simplistes en trajectoires linéaires. Je n'étais pas l'habitué des pas de côté – mais trop familier aux obscurités pour les craindre tandis qu'elle dévorait nos silhouettes diaphanes dans la nuit. Le parc était sans doute fermé depuis longtemps désormais – et nous n'avions pas emprunté le chemin du moindre retour.

J'avançais à l'aveugle, poursuivant les murmures nocturnes sans bien comprendre où mes pas finiraient par me mener. Y avait-il, au bout du chemin, quelque chose qui m'attendait tout à fait ? J'avais déjà décroché la lune – ouvert une arène à l'ombre de bois aussi denses que ceux-là ; j'étais entré dans les registres de Lumiris comme quelqu'un d'important parce qu'il avait un titre un peu différent. Mais serait-ce jamais suffisant pour qu'on se souvienne de moi pour cette misérable pierre à l'édifice plutôt que pour mes innombrables tourments ?

Prisme s'en était venue se blottir contre mon cou, arrachant à ma colonne vertébrale un frisson désagréable. Doucement, j'avais fait rouler une Pokéball sur le bout de mes doigts, libérant le canidé au pelage nocturne. Inquiet, il avait jeté des œillades suspicieuses aux alentours. « Dante. » Il avait levé les yeux dans ma direction, et s'était approché pour renifler ma main tendue.
C'était ma deuxième réussite… Ma seconde victoire.
J'avais trouvé le chemin qui me soufflait que je n'étais plus perdu.

À pas silencieux, le chien s'était éloigné. Il s'était fondu aux ombres à l'image de la façon que j'avais eu, longtemps, de raser les murs. De chercher à disparaître – à m'effacer. Je l'avais observé se couler dans la nuit comme j'avais espéré me perdre dans l'oubli. Cent fois, un millier… Je m'étais tant de fois égaré que ç'en était risible.
J'avais la sensation de reprendre souffle ; de rouvrir les yeux après des années passées évanoui. L'idée, sur mon palais, laissait une saveur aigre dont je n'étais pas certain que je saurais un jour m'en défaire.

Comment se défaisait-on de la désagréable impression d'avoir gâché ce qu'il y avait de beau à prendre ou à garder ?
Je m'étais pourtant acharné à trouver du sublime jusque dans l'horreur pour ne pas tout perdre de ce qu'il restait à me voler. Et j'étais, encore aujourd'hui, persuadé d'avoir un peu réussi… Alors pourquoi avais-je, en même temps, la certitude vorace d'avoir échoué ?

Rien ne me paraissait pourtant dérisoire, dans tout ce que j'avais vécu. Mes douleurs étaient peut-être vaines et leurs raisons ne feraient probablement jamais sens ; mais elles avaient existé. Je n'avais pas anéanti mes heures au nom de rien : mes tourments étaient bien réels, déchirants. J'avais déjà trop vécu, pour quelqu'un qui s'était, à une époque, aveuglé dans l'idée qu'il n'aurait jamais dix-huit ans.
Et j'approchais des dix-neuf… Pour ce que ça pouvait bien changer.

Je ne m'étais pas réveillé plus grand ni plus intelligent, plus fort ni plus heureux.
Tout au plus, cette victoire n'était que symbolique : trois cent soixante cinq jours supplémentaires. Un tour complet du système solaire ; et moi, je n'avais pas encore brûlé.

Les yeux levés en direction de la lune, qui fuyait de temps à autres au couvert des nuages, je soupirai. J'étais en vie… Quoiqu'en aient voulu les cieux insolents.
Contre toutes les évidences, ce monde ne m'avait pas encore consumé.

Je m'immobilisais dans l'allée. Les yeux levés en direction du ciel, les idées portées loin, en direction d'un autre continent. Que devenait-il ? Les mois s'écoulaient et les nouvelles se dispersaient. Des océans entiers nous séparaient. Il me manquait. J'avançais, mais sans lui. Sans pouvoir lui murmurer combien j'ai heureux de l'avoir rencontré ; sans pouvoir lui parler au quotidien de toutes ces choses qui animaient les heures perdues - je voulais lui raconter les cours, la formation, la passion, la fatigue, lui parler pendant des heures de tout ce que j'apprenais ; je voulais qu'il soit là quand je réussissais, quand je doutais, quand j'échouais.
À défaut, je lui écrivais.
Mais il s'écoulait toujours deux semaines, au moins, avant qu'une lettre ne parvienne à mon nom à l'appartement. J'oubliais, toujours, de quoi il était question dans celle qui précédait, ce que je lui avais raconté.
Les messages surtaxés que nous échangions ne comblaient pas l'absence, le vide, le manque.

Je restais tristement seul. Inquiet, à l'idée de ne plus le revoir. Qu'il revienne trop tard. Que, d'une façon ou d'une autre, l'affection s'en soit allée. Que l'on ait changé.

Un clapotis ténu m'informa que la pluie s'était mise à tomber. Légère. Presque imperceptible. Petite pluie fine qui sonnait comme si le ciel avait entendu ma peine. Drôle d'augure… « On fait demi-tour. » Le Démolosse leva les yeux dans ma direction, et le signe de la main que je lui lançais suffit à ce qu'il revienne m'emboîter le pas tandis que je rebroussais chemin.

Combien de temps aurais-je encore la force de l'attendre ?

Combien de temps m'avait-il fallu pour que le mirage de Noah s'efface de mes idées ? Combien de temps avant que la peine cesse de me noyer, combien de temps avant que j'accepte que les choses étaient peut-être mieux ainsi ? Serait-ce aussi long ? Serait-ce aussi compliqué ?

Les gens me hantaient.
Et, souvent, je les détestais pour ça. Je les détestais de se faire étoiles filantes artificielles - toutes promettant mes rêves à la même obscurité. Toutes rappelant mon cœur à sa solitude dans laquelle j'avais tant de fois juré de me barricader. Mais les gens me fracassaient.
Leurs passions, leurs rires, leurs larmes, leurs poings serrés, leurs aveux muets - tout ça me heurtait si fort que j'en gardais les empreintes à tout jamais.
Tous les éclats de vie des autres forgeaient des parcelles de moi dont j'ignorais comment me débarrasser.

Je traînais leurs mensonges épuisés comme une carcasse dans mon sillage.
Et je les détestais de ne pas rester. De s'enfuir vers d'autres grands projets qui ne portaient pas mon nom - je restais seul, fatigué, malheureux de n'être jamais que le titre d'un chapitre oublié dont on ne parlerait jamais.
Je les détestais, de me laisser croire que j'étais un deuxième choix ;

pas assez important pour qu'on lui intime viens avec moi.

Et ces héritages qu’ils me laissaient, tous - à croire que d’abandonner à mes mains incertaines des camarades aux symboliques ambiguës était supposé donner du sens à leur départ. Tout au plus, je n’en ressortais qu’un peu plus amer - persuadé qu’on tentait d’acheter mon deuil, de le troquer contre des pseudos mémoires d’un nous qu’ils s’acharnaient tous à balayer.

M’immobilisant sous un réverbère, je levai les yeux en direction des cimes des arbres dénudés par l’automne férocement entamé. Incertain quant à la suite.
Avait-il réellement sa place entre mes mains ?

Je tirai de mon sac une Pokeball identique à toutes les autres. Était-ce à ça que notre histoire se résumait ? Le leg maladroit d’un Pokemon que la vie avait bousculé de dresseur en dresseur jusqu’à s’échouer sur les rives de mon chemin ?
Sans doute y avait-il un peu de moi, malgré nous, dans ce Pokemon. Nous étions d’éternels laissés pour compte. Incapables de garder auprès de nous ceux qui prétendaient nous aimer.

Qu’importait ce que nous tachions d’être ; qu’importait comme on s’efforçait d’être la meilleure version de nous-mêmes. Ce n’était jamais assez. Les gens s’en allaient. Ils avaient mieux à faire - sur un autre continent.
Dans d’autres récits dans lesquels nous n’aurions même pas la place de personnages secondaires.

Lentement, je fis rouler la Pokéball au bout de mes doigts. Elle s'ouvrit bien avant d'avoir touché terre, libérant sur le sol humide un petit Zorua au pelage aux airs de givre. Ses grands yeux bleus balayèrent aussitôt les environs, s'échouant finalement sur moi. Il poussa un cri presque pitoyable, quelque part entre l'aboiement et la plainte inquiète, et fit mine de s'aplatir sur le sol, sans oser frôler la terre qui se gorgeait doucement d'eau.

Rhapsodie et Dante s'étaient tous deux approchés, avisant d'un œil perplexe ou curieux la petite créature qui s'était mise à trembloter. Je tendis la main, avec mille précautions, mué par la crainte de le voir détaler à toute allure. Reculant d'un pas, il tendit le cou pour la renifler puis, semblant me reconnaître enfin, il s'était finalement laissé flatter. À frôlers légers dans sa fourrure épaisse, j'avais senti ses tremblements s'apaiser.

Nos blessures guériraient. Nos douleurs finiraient bien par se dissiper.
Je connaissais par cœur l'histoire - le cycle infini des malheurs que j'avais tant de fois crus sans fin. Mais on finissait toujours par se défaire du carcan de nos plaies. On n'en sortait pas toujours plus fort, et souvent amputés - mais au moins vivants.
Et les affres affrontées finissaient toutes à l'état de souvenirs dont les contours se perdaient.