Des applaudissements et des sourires. Un rire ; tu t’inclines légèrement, remerciant ton public. Ça te fait toujours autant plaisir de lire sur leurs visages une telle joie. C’est rassurant de constater que, malgré la maladie qui paralyse petit à petit leurs souvenirs, ça ne les empêchent pas de profiter de ce genre de petites activités. Pourtant, au coeur de ce tableau coloré, tu décèles une impureté. Une souillure qui vient tuer ton petit bonheur à toi. Grimaçant, tu te lèves de ta chaise, te dirigeant vers une résidente de l’UVP qui semble drôlement agitée ; beaucoup plus que d’ordinaire. Posant doucement une paume bienveillante sur son épaule, tu t’agenouilles, avisant son air bougon :

— Et bien, Okamoto-chama, que se passe-t-il ?

Elle darde sur toi un regard noir. Et pourtant, au fond de ses pupilles, tu décèles une émotion plus virulente : celle de la tristesse.

— C’est n’importe quoi votre histoire de Chilseok ! Comme tous les mythes et contes qu’on nous raconte, ce ne sont que des inepties. Répond-t-elle sèchement.

Tes sourcils se rehaussent tandis que tes lèvres se pincent un instant.

— Vous n’avez pas aimé la légende des étoiles amoureuses ? C’est une histoire touchante je trouve !

Tu te souviens encore de ta mère qui vous la racontait chaque année, au septième jour du septième mois lunaire, à Il-Sung et toi. C’était une petite tradition, que de rappeler les péripéties de Jignyeo et Gyeonu. Mariés par le père de Jignyeo, l’empereur du Ciel, ils s’aimèrent tant qu’ils en oublièrent leurs tâches : elle, tisser les nuances du temps, lui, s’occuper de son bétail. Pour les punir, il les sépara, les envoyant de part et d’autre de la Voie lactée pour qu’ils ne se retrouvent jamais. Mais prenant conscience de la force de leur amour, il leur accorda un jour dans l’année où ils pourraient se retrouver ; et il semblerait qu’on puisse observer les étoiles Altaïr et Véga se rapprocher plus que d’ordinaire. La mousson qui suit serait les larmes des deux amoureux.

Toutefois, tu tiques face à cette attitude. Généralement, c’est une personne très calme, douce, qu’on entend rarement. À la voir ainsi, perturbée, énervée, tu comprends soudainement : elle est actuellement dans un état où elle a pleinement conscience de sa situation ; celle de malade. Une phase plus ou moins courte durant laquelle les remembrances s’injectent visiblement dans son esprit tel un poison, lui rappelant sa condition. À cette désagréable sensation, aucun antidote ; Alzheimer l’emporte.

— Foutaises ! C’est juste débile. D’abord, qu’est-ce qui dit à cette bonne femme que son bonhomme ne va pas voir ailleurs en attendant le sept juillet, hein ? Elle est bien idiote cette pauvre fille.

Un souffle s’échappe de tes narines, ta paume quittant son épaule pour venir retrouver sa consoeur, tes doigts s’entremêlant.

— Pourquoi dites-vous ça, Okamoto-chama ? Demandes-tu, curieux d’entendre son discours.

— L’amour, c’est une drogue dangereuse. On s’attache à quelqu’un et on peut le voir partir du jour au lendemain. On paie les frais de ce maléfice qu’on nous a jeté. Le pire pourtant, c’est qu’on ne s’aperçoit de rien ! Cette fichue sorcellerie fait seulement effet une fois que l’on se retrouve seul, abandonné.

Elle tourne légèrement le haut de son corps à l’opposé ; ses orbes fuyant les tiennes. Ses mains tremblent légèrement, commencent à se frotter entre elles alors que tu devines du coin de l’oeil sa jambe droite qui s’agite frénétiquement. Oh. Involontairement, tu as, de part cette histoire que tu as choisi de raconter, rallumé le feu douloureux d’un souvenir toxique.

T’asseyant à même le sol en tailleur, ton coude droit s’ancre dans ta cuisse, de sorte à ce que la ligne de ta mâchoire repose sur ton poing, soutenant ainsi ta tête.

— Pour être tout à fait honnête avec vous, je ne suis pas totalement d’accord. Certes, l’amour à son lot de malheurs, mais il ne faut pas oublier tous les petits bonheurs aussi !

— Petits bonheurs ou grands, ils ne servent à rien. Une fois le coeur brisé, on peine à s’en remettre. Vous savez qu’on peut mourir de chagrin ?

Ah, il est temps que tu retrousses tes manches et que tu lui remontes le moral, à cette chère Okamoto-chama ! Tu détestes entendre des discours aussi pessimistes. Alors, tu cherches à la rassurer :

— Votre argument n’est plus vraiment valable aujourd’hui ! Regardez, l’incontestable nous permet de rencontrer notre âme-soeur ! Ça limite les peines de coeur !

Pour être parfaitement honnête, tu ne sais pas réellement quoi penser de la machine. Après ce qu’a vécu ton frère aux côtés de celle qui était sensée lui correspondre, tu peines à croire que ce soit aussi efficace que ce que l’on peut vous chanter. Mais qui serais-tu pour juger alors que tu n’as encore pas vécu de mariage ? Pour l’instant, de toute façon, tu veux simplement faire renaitre un sourire sur son visage. Ton avis, ce n’est pas le plus important. Toutefois, tu te rends compte que ça a tout l’effet inverse quand ses iris noires virent de bord pour te foudroyer.

— Ah, la machine, parlons-en ! C’est une belle connerie !

— Shhh ! (Tu plaques ton index gauche devant tes ourlets de chair scellés pour accentuer) Vous ne pouvez pas tenir de tels propos à voix haute, Okamoto-chama !

— Je m’en fiche ! C’est un véritable danger ; un fléau même ! C’est un champignon qu’on cherche à nous faire bouffer en nous disant qu’il est bon pour notre santé alors qu’il est aussi fatal qu’une amanite phalloïde ! Ça, ça tue l’amour !

Son ton se hausse plus que de raison et, jetant un coup d’oeil alentours, tu devines qu’elle trouble les résidents. Mais avant que tu n’aies pu dire quoi que ce soit, elle continue :

— Ça force les gens à se rencontrer, à s’aimer alors qu’ils ne le veulent pas ! Cette bête noire n’est que créatrice de faux espoirs et de désillusions, je…

— Doucement Okamoto-chama. J’entends votre colère, mais les autres résidents sont perturbés par tant de bruit. Discutons plus calmement. Mieux, allons faire un tour dehors, d’accord ? La coupes-tu gentiment.

Ses lippes restent entrouvertes quelques secondes avant que son menton ne tombe, laissant planer sur son visage un air penaud. Te levant, tu lui tends la main, l’invitant à se joindre à toi sans trop lui laisser le choix. La laissant prendre appui sur toi comme elle le veut, tu te mets en marche une fois la résidente bien en jambe. Traversant la pièce puis le couloir en silence, vous pénétrez dans la petite cour intérieure. Vous rapprochant des parterres de fleurs entretenus par les patients comme le personnel de l’hôpital, tu laisses tes mirettes divaguer çà et là sur les plantes ayant perdues de leur éclat à cause du froid dévorant qui commence à pointer le bout de son nez. Puis, tu te décides enfin à reprendre la parole :

— Vous savez, si j’ai choisi ce récit, ce n’était pas sans raison ! Je trouve cette légende passionnante. Parfois, je me demande qu’elle fut la graine qui lui donna naissance. Elle est à double facette. Elle est à la fois belle, poétique, dramatique. Elle nous donne quelques leçons. Que ce soit sur l’amour, sur soi. Pour le premier, que lorsqu’on aime, distance et temps ne comptent pas. Pour le second, qu’il ne faut pour autant pas s’oublier ; être aveuglé, laisser de côté ce que nous sommes. Une petite pause ; tu lèves tes ébènes vers le bleu du ciel. Ça n’est que mon avis, bien sûr ! Mon interprétation aussi. Mais n’est-ce pas ce qu’il y a de beau, dans les légendes ? L’inconnu. Ne pas savoir. Être en perpétuelle recherche d’une vérité tout en laissant notre imagination s’évader. Car, au fond, nous n’aurons jamais les tenants et aboutissants, pas vrai ? Puis, si ces histoires nous suivent depuis la nuit des temps, ce n’est pas pour rien que nous continuons de les perpétrer encore aujourd’hui. Nous avons besoin de rêver, nous échapper ; croire en des histoires pour fuir la réalité peut-être ? La sublimer ? Je ne sais pas ; j’imagine que cela dépend de chacun.

Un petit rire presque cristallin s’échappe de tes lèvres avant que tes yeux ne se portent de nouveau sur Okamoto-chama, qui t’écoute attentivement. Un sourire, tu conclus le fond de ta pensée :

— Je les vois comme un voyage permettant de mieux comprendre l’Homme et ses envies ; soi et la leçon de vie que l’on souhaite en tirer.