Dans ce cercueil d'or et de marbre gigotaient comme des vers les invités dépigmentés. Blanc, noir, noir, blanc, les costumes se succédaient et leurs variations infimes, perceptibles seulement par comparaison, ne suffisaient pas à dérider ses sens. Baignés dans cette opulence, chacun concourait au tournoi du plus ampoulé. Les orateurs en tant que coqs aux discours lacunaires et plein d’emphase qui se sentaient menacés par la moindre question en quête d’approfondissement, changeant brusquement de sujet ou tournant elle et ses interrogations en ridicule sous couvert d’humour, gagnant toujours l’approbation du public comme ils étaient de ce monde et qu’elle non. “Intègre-toi, ne te fais pas d’ennemis.” Les mots de son père exigeaient la hausse des coins de sa bouche et le rire complimentant son détracteur.
Azami haïssait cet endroit.

Il y avait cependant, loin de ces groupes restreints aux relents putrides, une plus grande réunion, qui, comme un courant d’air pur réclamait son attention. Elle s’était détournée sans s’excuser, les avait laissés la condamner bien qu’ils fussent heureux de son départ.

A mesure qu’Azami s’approchait, les minauderies faisaient place à des rires et des excitations sincères. Emportés par une exaltation inhabituelle, les invités manquaient à leur image parfaite, commettant des erreurs riantes ou indignées, dévoilant un peu de leur humanité si soigneusement dissimulée.

Se frayant difficilement une place, elle put apercevoir, au bon vouloir des mouvements de la haie d’honneur, des adversaires s’affrontant en un débat trépidant. La foule lançait ses propres commentaires, rarement ignorés par les participants. L’un d’entre eux, particulièrement éloquent, se faisait avocat du diable d’un sujet qui lui était fort défavorable. Mais ses arguments riches, son humour, fairplay et charme magnétique faisaient fléchir tout contre-argumentaire et gagnait sans faillir la faveur des auditeurs. On riait, chuchotait dans les rangs, et Azami se surprit à apprécier le spectacle.

- Monsieur Nakashima, débattre avec vous fut un privilège rageant, avait conclu un des orateurs principaux, rieur, en lui serrant la main.

Dans le dispersement ambiant, Azami put enfin voir sa carrure droite et son port altier, trahissant la glorieuse puissance de sa noble lignée. A cet instant et elle aurait pu le jurer, son regard perça la foule et se posa sur elle, rien qu’un instant se déguisant en une éternité. Nulle expression ne trahit sa pensée, et elle se demanda longtemps pourquoi ce simple coup d’oeil inspira à son corps tant d’embarras.

L’eau glacée écrasée sur son visage, si elle malmena son fond de teint, eut le mérite de chasser ce sang traitre de ses joues.

- Encore trente minutes, promit-elle au miroir.

C’est donc dans le charnier pestilentiel qu’elle retourna fourmiller comme les autres, profitant des cocktails pour un engourdissement bienvenu. Après l’évènement phare de la soirée, les orateurs décrépits lancés dans leurs logorrhées la torturaient par l’ennui.

- Sa moustache frétille lorsqu’il est vexé, murmura une voix.

Relevant le regard, elle fut surprise de remarquer cet homme, monsieur Nakashima, lui accorder un sourire ami et d’un mouvement du menton lui désigner l’invité dont il parlait, d’ailleurs fort affairé à raconter une anecdote historique. Prenant les devants pour le bien de l’exemple, monsieur Nakashima intervint, lui coupant la parole.

- Je ne peux pas vous laisser dire ça, Sugimoto ne fut pas élu avant 2045 et c’est le parti démocrate de l’époque qui a orchestré ce scandale. Allons, c’est du domaine public à présent.

Prit comme un lapin devant des phares, fort contrarié que son erreur soit ainsi sous le feu des projecteurs, la moustache de ce cher monsieur sembla prendre vie. Chaque extrémité se releva premièrement puis les bégaiements et tics de visages compulsifs vinrent la remuer de droite à gauche d’une manière si comique que Azami, bien que pinçant les lèvres pour empêcher son rire, dut se tourner et quitter le groupe sur un reniflement porcin absolument indécent.

Au balcon, son rire retentissait pour la ville endormie. Boire un verre avec Kintaro Nakashima était l’imprévu le plus bienvenu qu’il lui soit arrivé jusqu’alors. La conversation était facile, légère, intéressante, et bien qu’il exsudât un charisme impressionnant, il ne manquait à aucun des devoirs d’un gentleman, ayant su avec aisance dissiper tout embarras.

- Vous avez meilleure mine que plus tôt. J’ai bien cru que votre verre allait vous avaler, fit-il remarquer, taquin.

Combien de cocktails s’étaient glissés dans son estomac ? Elle n’en était plus bien certaine. Mais ce Kintaro Nakashima devenait terriblement électrisant.

- Je, je dois y aller, je crois.

Son poignet fut saisi, retenant quelques pas incertains.

- Attendez.

Il passa son bras autour du sien.

- Vous avez beaucoup bu mademoiselle Omori. Laissez-moi vous raccompagner.

- Oh, merci.

Accrochée à son bras, elle pu rejoindre un taxi sans encombre. Avant de fermer la portière, elle saisit son col, l’attira vers elle et l’embrassa. S’il ne s’était pas soustrait à son étreinte, il s’écarta pourtant quand elle devint moins forte, glissant avec politesse :

- Vous n’êtes pas en l’état de prendre de décisions Azami. Prenez soin de vous.


A la prochaine soirée elle était à ses côtés, traitée par tous comme la plus noble des dames, les serveurs ne la laissant jamais un verre vide en main et l’on semblait boire ses paroles. Et Kintaro… qu’y avait-il à redire sur lui ? Quel homme brillant, que tous cherchent à atteindre et imiter, ne réussissant qu’à de piètres résultats. Même son occasionnelle froideur autoritaire avait quelque chose de superbe.

- Vous fréquentez Kintaro Nakashima ? Oh my, lui avait-on dit avec une grimace.
- Eh bien ? répondit-elle avec assurance, s’inspirant du susnommé. Qu'est-ce que cela peut-il bien vous faire ?
- Connaissez-vous la nature de son travail ?
Kintaro travaillait dans le monde de la nuit, et pour eux les préjugés allaient bon train. Elle le savait bien car c’était également le cas de son père.
- Qu’insinuez-vous ? Si cela vous chiffonne, peut-être devriez-vous vous directement vous adresser à lui ? A moins que vous préfériez que je le fasse pour vous ?
C’était toujours pareil, à peine l’évoquait-elle qu’ils déguerpissaient comme des rats.
- Sorcière, ajouta-t-elle une fois seule en sirotant son martini.

Récemment, elle le voyait sans pouvoir l’approcher, car il était accompagné par le renom: politiciens, les plus belles actrices à son bras. Elle rougissait face à leur grâce, résultat du pincement de la jalousie.

Azami Omori dirigeait une petite entreprise de vêtements de luxe. Un fatal soir d’octobre, son très précieux contrat avec la maison Elogia fut coupé net pour des raisons floues. Son père étant absent, elle se trouvait seule dans la maison familiale désespérément vide. Les yeux rougis par les frottements, elle lui avait écrit un message comme on envoie une bouteille à la mer, laissant les mots vomir sur l’écran, pressant Envoyer, jetant le portable au loin.

Plus étonnant fut qu’il vint jusqu’à son palier, ouvrant les bras alors qu’elle ouvrait la porte. Le désespoir y jeta sa frêle carrure et lui l’enferma entre ses griffes, caressant sa tête tandis qu’elle pleurait.

- Ah, pauvre Azami, dit-il, souriant tendrement.




La salle de poker était perdue dans un nuage de cigare. Leurs lumières dansaient des cendriers aux bouches et tremblaient alors qu’ils parlaient. Malgré la visibilité on ne peut plus faible, quand la porte s’ouvrit et que les trois hommes entrèrent dans la pièce, tous les joueurs prirent leur manteau et partirent. Tous, sauf monsieur Omori qui, de fait, se trouvait fort confus.

- Qu’est-ce que-
- Monsieur Omori, coupa monsieur Nakashima en s’asseyant en face de lui. C’est un plaisir de vous revoir. Il se pencha un peu pour qu’il pouvoir apprécier sa mine déconfite. Mais son vis-à-vis ne se laissa pas impressionner, tirant dédaigneusement sur son cigare.
- Nous sommes dans un établissement neutre, tu ne t’en sortiras pas si tu tentes quoi que ce soit, Kintaro.
- Vous vous souvenez donc que j’ai de quoi vous en vouloir, Keisuke, sourit-il.
- Viens en au fait.
- Donnez-moi votre établissement de Kabukicho et je passerai l’éponge sur nos mésententes.
Keisuke Omori le regarda deux bonnes secondes sans rien dire avant d’exploser d’un rire tonitruant. Kintaro conservant son calme, Omori retrouva le sien.
- Me fais pas perdre mon temps, j’en ai assez de voir ta gueule.
- Mh, c’est dommage. Kintaro fit signe à son homme de main qui lui tendit une pochette. Vous savez, même sans votre établissement principal, vous auriez de quoi vivre confortablement avec vos succursales.
Il posa enfin une feuille sur le tapis vert et d’un mouvement sec, la fit tourner pour permettre à Omori de lire. Après quelques phrases, le bougre écarquilla les yeux.
- C-comment …
- Il ne faut pas laisser de tels documents traîner, monsieur Omori. On pourrait croire que vous conspirez contre l’Inagawa-kaï. Je ne suis pas certain qu’ils apprécieraient.
L’homme fier et bourru se défaisait juste sous ses yeux, envahi par la stupeur. Lui laissant la copie, Kintaro se leva.
- Attendez ! Je vais vous donner mon établissement !
Le vieux fou se rendait enfin compte du pétrin infernal dans lequel il était.
- Non, j’ai changé d’avis.
Avant de passer la porte, monsieur Nakashima rajouta :
- Azami est réellement charmante. Je me demande pourquoi elle a perdu son contrat avec la maison Elogia. Elle semblait tant y tenir.
Pauvre Azami.