L'Esquisse et Penrose:

Ça fait longtemps que les autres ne te reconnaissent plus. La petite Aurie, débordante d’optimisme, et toujours la première à accourir quand une nouvelle idée émergeait dans la communauté ; bien peu s’imaginaient la voir un jour aussi rebelle.

Pourtant, il y avait des signes. Rebelle, tu l’as toujours été, et jamais la Cyance ne t’a apparu autrement que comme une insurrection. Contre l’ignorance, contre les idées reçues, et surtout contre les lois arbitraires de l’Esquisse. Tu as manifesté ton refus de l’absurdité dès ton premier jour parmi les Cyantifiques. Beaucoup t’y ont guidée, côtoyée ou suivie, et plus encore t’ont soutenue dans ton effort ; on vit même des profanes se rallier à ton mouvement ! Ça, peu de tes collègues peuvent se vanter d’avoir soulevé des foules comme tu l’as fait.


« Non à l’absurde ! », c’était ton slogan de campagne. Un slogan simple, compréhensible pour les masses, et dans lequel chacun pouvait retrouver le reflet de ses propres revendications. Pour certains, tu promouvais la logique comme mot d’ordre de la méthode cyantifique. Pour d’autres, tu dénonçais les actes insensés de tes confrères les plus fanatiques. Et pour d’autres encore, tu te révoltais contre la tyrannie de l’Esquisse toute entière. De discours en discours, de débat en débat, tes partisans se sont rassemblés, toujours plus nombreux dans tous les camps ; on en vit des dizaines, parfois même des centaines, marcher à l’unisson sur les voies interdites de l’Esquisse, avec des encyclopédies pour étendards et des dissertations pour calicots.


En fait, malgré ce cortège qui t’a accompagnée pendant longtemps, tu n’as jamais eu le sentiment d’être bien comprise. Bien sûr, dans un tel mouvement, il est bon que chacun ait son mot à dire et sa propre opinion à soutenir, que différents partis s’unissent à la poursuite d’un même idéal. Tu le savais pertinemment, tu le défendais même fervemment. Et pourtant, il y avait ce dissentiment, cette impression que ton combat n’arrivait pas à bien cerner son adversaire ; en prêchant l’insurrection contre l’absurde, tu prônais une quête de savoir, mais tu craignais de n’arriver qu’à insurger la cohérence des uns contre l’absurdité des autres. Et s’il faut te concéder une chose, c’est que l’avenir n’a pas résisté à tes prédictions.

Bien vite, ces militants qui te traitaient jadis comme une sœur ont commencé à ne plus te reconnaître. Tes idées n’avaient pas changé, et même tes discours continuaient de scander les mêmes mots, encore et encore.


Peut-être commençaient-ils simplement à te comprendre, à entrevoir que leurs revendications n’étaient pas vraiment les tiennes. Que ce que tu condamnais sous le nom d’absurde, c’était ce sur quoi ils avaient fondé leur doctrine, et inversement.

Les premiers à se désolidariser se sont manifestés chez les profanes : certains ont trouvé d’autres meneurs, plus vigoureux, plus critiques envers les travers de la Cyance. Leurs rangs se sont vite regonflés, et leurs banderoles vite reformulées ; il n’était déjà plus question de marcher contre les absurdités qui gangrenaient la Cyance, mais contre son absurdité toute entière. Tout ce pour quoi tu militais, tes sympathisants militaient désormais contre, et tu devais toi-même militer contre eux.

Tu l’as très mal vécu. Tes collègues se rappellent t’avoir recueillie en larmes, après un énième débat ayant tourné à l’hystérie. Tu n’arrivais même plus à déterminer quelles convictions tu défendais encore, depuis des heures que tu essuyais la vindicte de ceux qui étaient devenus tes détracteurs.


Certains de tes confrères ont tenté de rester proches de toi, mais tu es devenue de plus en plus distante. À chaque nouveau rassemblement de la communauté, tu t’es assise toujours plus loin des autres. Non pas que ton esprit soit devenu moins fervent ; tu es restée cette petite insoumise qui objectait depuis le fond de la salle en rappelant constamment les siens à l’ordre. À vrai dire, ceux qui étaient restés partisans de l’idée que l’Esquisse fût parfaitement absurde ou imprévisible, eux n’ont jamais cessé de t’entendre t’insurger ; tu as entretenu le mouvement dans ton coin, et pour autant que ça te concernait, chacun demeurait libre de le mener avec toi. Mais tu n’as jamais réussi à te défaire de cette impression que personne, même parmi ceux qui s’efforçaient de rester fidèles à tes premières mobilisations, personne ne comprenait vraiment ce que tu défendais. Et une fois de plus, tu avais raison.

La Cyance avançait vite, en ces temps-là ; des idées novatrices et révolutionnaires émergeaient chaque jour, nombre de vieilles expériences aboutissaient enfin à des résultats, et bien des théories se voyaient contestées, puis récusées.  Les autorités cyantifiques se succédaient à mesure que leurs modèles gagnaient ou perdaient en popularité, et toutes les hypothèses se voyaient finalement détrônées par l’expérience ou l’opinion commune. Avec le temps, seules résistèrent vraiment celles qui ne prédisaient que l’imprévisibilité de l’Esquisse.

On ne parlait pas d’absurdité, le mot avait gardé une connotation négative dans les consciences. En lieu de ça, c’est l’idée d’une volonté propre et indomptable de l’Esquisse qui s’est imposée.


L’idée te révoltait. Autour de toi, ceux qui croyaient marcher à tes côtés tentèrent de te réconcilier avec ; ils clamèrent que ce n’était pas avoir recours à quelque forme d’absurdité que d’accepter que l’Esquisse fût consciente, et que si c’était ce que dictait le bon sens, il fallait s’y plier. Et quand tu contestas toutes ces affirmations, ce fut à leur tour de ne plus te reconnaître, et de constater que leurs revendications n’étaient pas les tiennes. En se soulevant contre l’absurdité, ils avaient toujours revendiqué l’harmonisation de la vérité comme l’idéal ultime de la Cyance ; mais toi, jamais la Cyance ne t’a apparu autrement que comme une insurrection. Contre l’ignorance, contre les idées reçues, et surtout contre les lois arbitraires de l’Esquisse.

Beaucoup diront que tu leur as tourné le dos, et les autres que tu n’as pas su changer de direction quand il le fallait. En vérité, personne ne sait plus ce que tu cherches, et certains doutent que tu le saches toi-même. À bien des égards, ta quête à toi semble sans fin : tu veux comprendre l’Esquisse quand elle s’avère incompréhensible, la dompter quand elle s’avère indomptable, et la corriger quand elle s’avère incorrigible. Mais c’est sûrement la dernière qui fasse encore sens. Si l’Esquisse est condamnée à être insaisissable, alors la Cyance n’a sans doute plus de raison d’être.


Aujourd’hui, tu t’en vas on-ne-sait-trop où, soi-disant mener une expérience importante pour ta théorie. Tes calculs sont parmi les plus incertains que tu aies jamais rédigés, d’aucuns diront même qu’ils frisent le mystique, et tu sais que tu te diriges certainement vers un énième échec. La mesure est même dangereuse, tu as convenu d’aller toiser les comportements les plus hostiles et imprévisibles de l’Esquisse ; tu prends un risque inutile, totalement inconscient. Et comme à chaque fois, beaucoup craignent de ne plus te revoir.

Ça fait longtemps que les autres ne te reconnaissent plus ; la petite Aurie optimiste, bien peu s’imaginaient la voir un jour aussi rebelle. Mais rebelle, tu l’as toujours été. À vrai dire, depuis que tu es née, tu n’as jamais manifesté que ce caractère insoumis. Tu ne t’es jamais laissé dire quoi faire, et encore moins interdire quoi que ce soit ; que l’ordre vienne de tes proches, de ta communauté, de ton simple bon sens ou de l’Esquisse elle-même, jamais tu n’as pu accepter que l’on te guide ailleurs que là où tu avais envie d’aller. Et aujourd’hui encore, personne ne sait plus trop quoi dire pour te retenir de t’en aller on-ne-sait-où.