De toujours tu donnais sans recevoir.
Et jamais ça ne t’avait dérangé. Jamais tu n’avais levé les yeux vers le ciel, jamais tu n’avais psalmodié ta haine contre l’injustice qui menait ta vie d’une main de fer. Tout était normal.
Tu n’étais pas censé vivre, fouler la terre de tes pieds mourants plus de quelques années. La vie avait une date d’expiration. La tienne était censée avoir atteint son terme, mais on avait gavé ton corps d’agents de conservation dans l’espoir de te repousser la date fatidique de ton propre déclin. Tu étais l’être contre nature qui avait eu l’audace de se dresser contre l’épée de Damoclès en suspension au-dessus de son cœur.
Tu n’avais rien à attendre ou à réclamer de ce monde. Tu vivais, c’était déjà plus que ce que tu méritais. Maintenant, c’était à toi d’en expliquer le pourquoi.

Tu ne savais pas pourquoi Artiesta.
Parce que c’était la voisine de Voltapolis, parce que le monde était petit, parce que tu revenais tout juste de Windoria, mais que tu ne supportais plus l’enfermement.
Tu étais épuisé sans vraiment l’être, en proie à une vie trop agitée, mais incapable de te poser plus de quelques heures chez toi. Tu t’étais installé devant la caméra avec un café noir, convaincu de pouvoir tirer quelque chose de tes idées et de ton état, mais ça n’avait pas fonctionné. Rien de nouveau sous le soleil.
Tu ne pouvais plus souffler et, pourtant, l’idée d’arracher quelques heures de sommeil égoïste à ton quotidien te rendait malade.
Le mois avait été trop chargé pour ta carrure délicate et tu ne savais plus comment tirer profit du bonheur qui t’enivrait au contact des petits plaisirs routiniers. (Hazel t’aimait bien, ça aurait dû suffire à te donner la force d’affronter tout le mois.)

Bref.
Tu avais eu besoin de te vider la tête, de changer d’air, de prendre quelques minutes pour ne penser qu’à toi.
Tu n’avais pas calculé la possibilité que ça ne se passe pas comme prévu. Tu sous-estimais souvent les aléas de la vie, les imprévus qui s’élevaient sur ton chemin en dépit de ta volonté.

Les mains dans les poches, tu arpentes les rues d’Artiesta en tentant d’ignorer le dôme qui s’encastre dans le décor comme la pièce maîtresse d’un énorme puzzle. Tu ne pouvais pas dire que le concours contre Vai’ata s’était mal déroulé…
Mais pouvais-tu affirmer qu’il avait été à la hauteur de tes enseignements ? Que tu n’aurais pas pu faire mieux, que tu avais épousé la limite de tes propres compétences ? Le concours qui s’était déroulé ici-même avait été l’une des principales sources de stress qui avait fracturé l’équilibre de ton mois.
Entre ça et Miss Lumiris, peut-être aurais-tu mieux fait d’apprendre l’importance de faire des pauses. Tu étais humain et, comme tout être humain, tu possédais tes propres frontières à ne pas repousser. N’était-ce pas ce que tu répétais aux patients de l’hôpital lorsqu’ils te racontaient à demi-mot et pour la centième fois la pression qu’ils s’imposaient à vouloir être parfaits ?

Soupirant, tu cesses de marcher pour lever ton regard vers le ciel et grimacer.
Tu étais meilleur pour donner de conseils que pour les suivre.

C’est lorsque tu ramènes tes prunelles cendrées sur la ville que tu le remarques. Il n’est d’abord qu’un parmi tant d’autres, puis le sillon des larmes sur ses joues le rend « un peu plus » que les autres.
L’inquiétude s’insinue en toi comme un poison que tu t’injectes inéluctablement à chaque fois que tes pupilles s’attardent sur la détresse qui gangrène le cœur des hommes.
Ça ne te regarde pas, pourtant… Jamais personne n’a expressément réclamé ton aide. À chaque fois, c’est toi qui prends les devants, qui ambitionne un peu trop. Pas que ça n’a jamais porté fruit… Mais à chaque fois, tu es d’abord et avant tout l’indésirable pour qui se mêler de ses oignons est trop difficile.
Pourquoi ce serait différent cette fois-ci ?

Sans un mot, tu te hisses au sommet des marches pour t’approcher du garçon.
Sa carrure, le noir de ses cheveux et la forme de son corps t’évoque vaguement quelque chose sans que tu ne parviennes à mettre le doigt sur la provenance de cet inconcevable sentiment de déjà vue. Fidèle à toi-même, sans même tendre une main dans sa direction (Hazel et Eleanore t’avaient confirmé ce que tu savais déjà : la chaleur humaine était plus souvent une agression d’une bénédiction dans ce genre de moment-là.), tu tentes de sourire légèrement, modérément, posément. (Surtout, ne pas trop en faire)

- Hey…

Murmures chaleureux, calculé, programmé.

- Ça va aller ? Tu veux que l’appelle une ambulance ? Tu t’es fait mal ?

Tu te mords violemment l’intérieur des joues en réprimant une grimace de mécontentement. Trop de questions d’un coup, trop de faits assumés. Tu t’en veux. (T’as fréquenté trop de larmes aux origines différentes pour pouvoir garantir qu’un type en proie aux sanglots au cœur d’une ville est forcément blessé. Physiquement blessé.)

- Laisse tomber mes questions, elles sont nulles. Qu’est-ce que t’as ? T’as le droit de m’envoyer me faire voir si tu veux, mais je ne te garantis pas de partir.

T’es collant, Iza, mais c’est ce qui fait ton charme. Trop souvent t’es resté malgré les menaces et les insultes. Même si l’on te traitait comme un pestiféré, comme un parasite pourrissant l’intérieur des chambres, tu restais là dans l’attente d’être accepté.
Tu ne changerais pas du jour au lendemain.

Parfois, tu regrettais de ne pas être dans la tête des gens et de ne pas comprendre exactement l’origine des démons qui les gangrénaient.
Tu fréquentais plus de malheur que de bonheur, mais tu savais que, malgré tous tes efforts, il t’était impossible de te mettre à leur place. Il n’existait pas de mots à la hauteur de cet étau qui les étouffait ou de cette peur saisissante qui les tenait éveillés la nuit... Peu importe la manière dont ils pouvaient t’expliquer le manège dont leurs sentiments prenaient la forme, il n’y avait pas de terme suffisamment exact pour te permettre de comprendre.
En dépit de tous tes efforts, tu n’en restais pas moins qu’une main tendue. Tu n’étais qu’un pauvre type qui se battait au quotidien pour remettre un sourire sur le visage de ceux qui n’avaient plus les tripes d’en faire l’esquisse.
Tu n’étais rien.
À côté de leur souffrance, tu n’étais qu’un petit remède. C’était comme mettre un pansement sur une hémorragie : jamais ça ne sauverait un homme… Mais cela t’importait peu. Ton but était seulement de retarder l’inévitable et de permettre aux gens de trouver en eux la force de recoudre leur cœur saignant.
C’était ça, ton rôle.

Et en cette soirée, tu sentais qu’il était important de le garder en tête.
Voyant l’evoli de l’inconnu se mettre à gronder contre toi, tu t’éloignes respectueusement en gardant un sourire apaisant aux lèvres.

- Désolé bonhomme, je ne voulais pas t’incommoder… Je ne vous veux aucun mal.

« Bonhomme » n’était pas un terme que tu employais régulièrement afin de désigner un Pokémon… Mais peut-être était-ce la preuve que tu commençais enfin à te familiariser avec eux.
Tu savais qu’un jour viendrait où vos cœurs bâteraient du même rythme et où vous parviendriez à vous comprendre… Mais étais-tu si déjà près de ce jour ? Le changement te semblait si soudain, si inattendu.
Presque encourageant.

Mais qu’importait. Dans la gravité du moment, tu n’aurais même pas dû avoir ce genre de pensées.
N’avais-tu donc pas d’autres chats à fouetter ?

Décidant de garder une distance sécuritaire d’eux deux, tu ne détournes pas les talons pour autant. Il t’en fallait bien plus pour être découragé… Ou pour que le découragement ne pointe ne serait-ce que le bout de son nez.  Tu étais tenace.
C’était à la fois ta plus belle qualité et ton pire défaut.
On t’avait souvent accusé d’être envahissant voire intrusif. C’étaient des commentaires que tu avais difficile encaissé, mais qui n’avaient pas suffi à ta remise en question. À l’hôpital, tu ne comptais plus le nombre d’heures passées dans la chambre de patients silencieux en quête d’une solution pour précipiter ton départ.
Jamais tu n’étais parti. -Ou presque-
Tu n’abandonnais pas les gens lorsqu’ils souffraient. C’était la promesse que tu t’étais fait lorsque tu avais appris que la vie continuait, qu’il y avait un quelconque « demain » à l’horizon.

La voix cassée du garçon se fait alors entendre pour la première fois.
Reposant ton regard sur lui, tu prends une grande inspiration avant de réaliser que son regard évite volontairement le tien. Tu n’es pas surpris.
Il en a souvent été.
Tu n’as jamais entendu à être remarqué, tu peux survivre sans jamais croiser leurs yeux brisés par l’émotion, par la peur.

Parce que tu as enfin compris que la douleur n’est pas physique, qu’elle ne l’a jamais été. Ou du moins, pas dans le sens où on l’entend normalement. C’est en dedans que ça se passe. Cette voix ne ment pas… Et le message que te crache tout son non-verbal non plus.

- Tu n’as pas à être désolé…

Tu trouvais injuste ce besoin de demander pardon. Pardon pourquoi, au juste ? Pardon de souffrir assez pour retenir ton attention ? Il n’y avait aucun sens à ce genre d’excuse… Mais peut-être étais-tu trop tolérant ? Et si c’était toi, qui était dans le tort ? Tu ne le saurais jamais.
Parce qu’il n’était pas question de changer ou de t’encadrer de murs susceptibles de te tenir éloigner du cœur des autres.

Devant son invitation à partir, tu secoues doucement la tête. Non, tu ne partirais pas… Mais ça, tu le lui avais déjà dit. Il pouvait toujours demander, tu ne pouvais pas lui permettre de céder à la formulation de ses envies… Comme si tu savais mieux que lui ce qui, justement, était bon pour lui.
Comme si tu avais ce pouvoir, cette prétention.

Te laissant tomber à une distance raisonnable, tu lèves légèrement ton regard vers le ciel afin de ne pas te mettre à le fixer.
Manquerait plus que ça tient.

- C’est gentil de le préciser, mais je vais devoir décliner ton offre.

Je vais devoir rester.
C’est une obligation. Parce que tu ne pourrais plus te regarder dans la glace si tu venais à tourner les talons et abandonner derrière toi quelqu’un dans le besoin. T’étais pas ce genre d’être humain.
T’étais pas assez égoïste ou insensible pour faire ça.

- Au fait, moi c’est Izaiah… Je peux te demander ton prénom, si ce n’est pas indiscret ?

Et s’il n’avait pas envie de te le dire ?

- Rien ne t’oblige, évidemment… Tu peux aussi garder le silence, si tu préfères.

Autant ces paroles pouvaient semblées sarcastiques une fois sorties de leur contexte, autant elles étaient parfaitement sincères en cet instant de noirceur.
S’il préférait ne rien dire et prolonger le silence, tu allais l’accepter. Tu étais prêt à accepter tout et n’importe quoi si cela pouvait lui permettre de se sentir un peu mieux.
Si lui changer les idées n’était pas la solution, alors tu t’adapterais.
C’était ce que tu avais toujours fait.

Pouvait-on te considérer comme une sorte de… chevalier ? Un valeureux chevalier volant au secours de sa princesse à l’aube du moindre danger ?
Définitivement pas. Déjà parce que tu volais au secours de beaucoup trop de princesses et, aussi, parce que tu n’étais pas assez honnête et droit pour t’autoproclamer ainsi. Dans la vraie vie, tu jouais à un jeu dangereux. Tu étais autant le dragon que le soldat, capable du meilleur comme du pire selon le choix de tes mots. C’était un pari dont tu avais tendance à oublier l’existence, comme si des œillères t’empêchaient volontairement de voir toutes conséquences qui pouvaient naître de ta bouche. Tu n’avais fait aucune étude pour offrir ce genre de soutien… Tu le faisais parce que tu refusais que des gens meurent alors que le corps ne demandait qu’à vivre.
Tu le faisais parce que tu te refusais le droit de concevoir que l’âme souffrait parfois assez pour mettre un terme à son existence. Dans ton monde à toi, il y avait toujours un avant et un après… Et toute ton énergie, tu la perdais dans ce besoin irrépressible de créer une suite à l’histoire. Tu voulais pousser la plume à s’activer, tu voulais que l’autre -qui qu’il soit- ait envie de raconter la suite de son aventure… Tu en avais besoin.

Besoin pour justifier ta propre existence.
Pourquoi survivre si on n’avait personne à sauver ? Pourquoi survivre si on ne possédait aucune dette à éponger ?

Au bout d’un moment, tu avais cessé de te questionner et tu avais décidé d’agir. Avec tout le monde et n’importe qui, sans craindre le retour de flamme ou les éclats de colère. Tu voulais aider quel qu’en soit le prix.
Tes parents avaient commencé à s’inquiéter. Tu étais Le sauveur, incapable de supporter l’impuissance et ridiculement responsable de tous les problèmes de la terre.

Heureux d’apprendre que tu parles trop, tu ne peux t’empêcher de pousser un léger rire avant de hausser les épaules. Ça ne te dérange pas.

- Oui, on me le dit souvent…

Est la seule réponse que tu peux offrir. Tu parles trop, mais parles-tu bien ? Une part de toi redoute la réponse. L’hôpital t’a offert sa confiance, mais le personnel médical sait que tu n’es qu’un gamin.
Tu discutes avec les gens, mais tu as le potentiel d’avoir trop d’impact pour ce que l’on peut t’en accorder. Tu n’as pas vraiment envie de savoir si tu es digne de confiance… Ni si ce que tu fais est bien.

Damien, donc, se présente enfin à toi et un sourire renaît à la commissure de tes lèvres. Il a l’air… mieux. Pas bien, juste mieux… Mais là encore, peut-être est-ce toi qui te fait des idées ? Incapable de répondre, tu te contentes de quitter les passants du regard pour ramener ton attention sur le Damien en question.
Tes yeux rencontrent alors les siens et un drôle de sentiment te prend aux tripes. Une drôle sensation de déjà vu, comme si ces prunelles mentholées ne t’étaient pas étrangères.
Tu n’as pas le temps de te souvenir que, déjà son regard bascule vers ailleurs. Silencieux, tu l’accompagnes dans sa douce contemplation. Dire que, quelques minutes auparavant, tu étais l’un des corps de cette masse informe… Tu n’étais encore qu’insouciance, trop occupé à râler contre un quotidien trop mouvementé pour réaliser que les âmes souffraient sous le regard des étoiles.
Tu te sens étrangement coupable.

- On ne devrait jamais avoir à demander pardon pour ce genre de chose…

Tu ne veux pas t’entendre définir ce « quelque chose » parce que le champ des possibles est beaucoup trop grand et parce que, au fond, ça n’a pas vraiment d’importance.
On ne devrait jamais demander pardon de souffrir, quelle que soit l’origine de notre souffrance. Pour toi, c’est un non-sens, ce n’est pas juste.
Mais peut-être qu’à force de souffrir, on finit par se sentir responsable… ? À cette idée, ton cœur se sert légèrement. Fini-t-on par penser que c’est de notre faute, que l’on a mal parce que l’on est brisé ou parce qu’on le désire, même inconsciemment ?

Ce n’est pas juste.
Mais y a-t-il quelque chose, en ce bas monde, qui l’est ?

- C’est ça. Izaiah, heureux de faire ta connaissance Damien !

Damien.
Tu plisses légèrement les yeux, cherche à trouver l’origine de cette insupportable sensation de déjà-vu. Tu déteste de ne pas te rappeler.
Tu as l’impression de passer à côté d’un détail important, d’un « je-ne-sais-quoi » qui pourrait tout bouleverser. Pourquoi, pourquoi ça ne te revient pas ?

- Ou-…

L’affirmation s’étouffe dans le fond de ta gorge alors qu’un éclat de lumière traverse tes pupilles azurées.

- Centre Hospitalier de Voltapolis… Département de psychiatrie.

Soupires-tu comme s’il s’agissait d’une évidence. Tu ne sais pas pourquoi tu n’y as pas pensé…
C’est l’endroit où tu as rencontré les deux tiers de tes amis et, surtout, c’est le seul endroit où les gens t’intéressent assez pour que leur visage se grave dans ta mémoire.
Ce n’est pas comme la rue, ce n’est pas qu’un bref passage dans une vie mouvementé… T’es l’hypocentre de ton activité, le cœur de ton existence.

- Tu m’as pas déjà demandé où étaient les WC, par hasard ?

Touche de légèreté qui fait un peu de bien à l’âme. À cette idée, ton sourire se meut en ricanement étouffé avant que tu ne relèves légèrement les jambes vers ta poitrine sans pour autant te refermer.
Tu te sens mieux. Tu as compris. Tu te souviens.

Il aurait pu t’envoyer te faire voir.
Après tout, il n’aurait été ni le premier ni le dernier… Tu n’aurais pas pu vraiment lui en vouloir. Tu étais beaucoup trop conscient de tes propres faiblesses pour te réduire à l’énervement lorsqu’on ne voulait pas te voir. Tu étais envahissant, ennuyant. Fondamentalement respectueux, mais si… Présent que cela en devenait parfois dérangeant.
Généralement, tu t’obstinais en dépit des protestations… Mais dans la rue et à l’hôpital, les mondes différaient autant que le faisaient le ciel et la terre. Tu n’étais pas outillé -Tu ne l’étais jamais- pour assurer ta présence auprès de quelqu’un qui n’en voulait pas et qui pouvait tout simplement… partir.
Vous n’étiez que parfaits inconnus, deux passants unis par les hurlements brisés de leurs peurs respectives. À la fois si semblables et différents, mais destinés, sans doute, à se croiser.
Tu n’étais pas chez toi, sur ton territoire : Damien aurait pu partir, tu ne l’aurais pas retenu. Tu n’aurais pas pu le retenir.

Et pourtant, il était toujours là.
Et toi, tu étais content. Un peu rassuré, aussi.

Un rire, quelques notes positives dans un océan de larmes, et te voilà convaincu d’avoir fait la bonne chose. Ça fait du bien, n’est-ce pas ?
Le regardant sans pour autant le fixer, tu l’écoutes néanmoins avec plus d’attention qu’il n’y parait : Tu souriais, toi, au moins.
Et tu sens ton cœur se gonfler plus rapidement que le rictus laissé en suspension sur tes lèvres. Probablement. Ce n’était pas pour te vanter, ce n’était pas logique de sourire au milieu de toute cette souffrance, mais c’était tout simplement plus fort que toi et que ta raison.

Tu savais que les gens qui fréquentaient ton département n’avaient pas le cœur aux sourires, mais tu ne pensais pas non plus que la morosité du personnel et son sérieux impénétrable soit vraiment d’un réconfort quelconque pour une âme clopinant contre vent et marrée… Tu voyais les choses avec un brin d’humanité en bonus, tout comme il t’avait convaincu de le faire.

- Heureux d’apprendre que tu ne m’as pas plutôt confondu avec le mec suspect qui se permet de sourire dans les pires moments. J’apprécie…

Tu n’étais pas vraiment drôle, tu n’avais jamais vraiment cherché à le devenir, mais tu essayais.
C’était ta seule qualité. Tu essayais. Toujours.
Même quand ça ne semblait pas fonctionner, même quand vents et marrées se dressaient contre ta volonté… Personne ne parvenait à te convaincre d’abandonner. Tu étais un être borné, Izaiah Lux Silvērsteiń. Cela te rendait-il plus attachant ?
Un jour, on t’avait dit qu’un sourire pouvait sauver une vie. Ça ne t’avait plus jamais lâché. Si une seule personne n’avait souri cette journée-là…
Tu voulais être heureux pour tous ceux qui ne l’étaient pas. Pas pour renfoncer le couteau, par pour leur faire comprendre que ta vie était meilleure que la leur (elle ne l’était pas. Pas totalement.), mais pour leur partager un peu de ta force et leur rentrer dans le crâne que tout était possible. Qu’ils n’étaient pas seuls.

L’écoutant redemander pardon, tu ne peux t’empêcher de soupirer doucement avec amusement avant de lui décrocher un regard l’air de dire : Qu’est-ce que je viens de te dire ? Tu savais que lui répéter quelques dizaines de fois de ne pas demander pardon ne mènerait à rien… Au mieux, il culpabiliserait, au pire… Tu ne voulais même pas y penser.
Tu préférais largement te taire que de prendre des risques. C’était un combat qui n’en valait pas la chandelle.

- En quelque sorte… Je suis bénévole trois jours par semaine dans le département.

Confis-tu, comme si c’était quelque chose de normal, de banal.
Ta voix n’est qu’un murmure contrôlé, mais rassurant. Tu n’as pas l’intention de t’imposer dans la vie de Damien maintenant que vos chemins se sont croisés et que vos univers se sont entremêlés…

- Avant que tu me le demandes, j’ai toujours voulu aider les gens et j’ai l’espoir un peu naïf de pouvoir changer le monde… Ou enfin, certains mondes. Tu peux te moquer si tu veux.

Tu étais habitué à ce que l’on te pose la question, à ce que l’on se questionne sur les raisons d’un tel mode de vie, d’un tel investissement.
Tu avais préparé ta réponse longtemps en avance avant de la présenter au public. Mais elle tournait un peu les coins ronds, ta réponse.
Tu n’étais pas plus naïf que ton désir existait depuis toujours.

- Si ça peut te rassurer, tu peux continuer d’y venir l’esprit tranquille. Je n’ai pas l’intention de t’y accueillir en hurlant ton nom et en agissant comme si on se connaissait depuis une éternité… Je ferai comme si cette rencontre n’avait jamais eu lieu.

Tu tiens à le préciser parce que, à quelque part, les rencontres que l’on fait à l’hôpital ne devraient jamais franchir le cadre professionnel ou se verser dans la réalité.
Ton visage aurait dû rester celui d’un charmant employé capable d’indiquer les toilettes et le sien celui d’un patient anonyme.

… Si Hazel t’entendait, serait-elle d’accord ? La jeune femme avait été l’exception après tout. L’exception oui… Parce que jamais tu ne t’étais lié d’amitié avec quiconque une fois leur départ de l’hôpital annoncé. Chacun et chacune avait son rôle à jouer et sa place à laquelle rester. Tu le savais.
Tu respectais la tienne.

Parfois, sourire dans les pires moments pouvait aussi être perçu comme une preuve de résignation désagréable ou de cynisme sans précédent.
Parfois, tu te disais que ça devait les déranger, les gens, de te voir constamment sourire… Tu te disais que les conclusions devaient se tirer rapidement et que la colère devait prendre place sur le champ de bataille avant même d’avoir été conviée. Parfois, tu te demandais un peu comment les gens te percevaient. Tu étais reconnu pour ta ténacité et ton presque « je m’en foutisme », mais la barrière n’était pas infaillible. Derrière ce ridicule syndrome du sauveur, il y avait aussi un humain.
Un humain qui craignait un peu pour son image et qui n’avait pas envie d’être détesté pour un crime qu’il n’avait pas commis volontairement. Si certains éclats de colère comme ceux d’Eleanore ne t’atteignaient même pas en surface tant ils étaient génériques, d’autres, en contrepartie, te faisaient parfois un peu regretter le chemin que tu avais emprunté.
C’était une conclusion que tu avais tirée en Lumiris.

La vie n’était pas différente ici qu’ailleurs, mais gagner une existence en dehors de l’hôpital t’avait fait comprendre qu’il y avait quelque chose en dehors de la haine et des reproches silencieux.
Et qu’être apprécié, c’était agréable parfois.
Tu n’étais pas parfait, loin de là, mais tu t’efforçais -bien que ce fût assez naturel- d’être le meilleur être humain possible. Ce n’était peut-être qu’une image, qu’une façade pour te protéger et te croire imperturbable, inatteignable.
Peut-être.
N’empêche que tu y mettais tout ton cœur et ton âme. Dans cette quête risible de pseudo-perfection, tu t’étais souvent perdu dans le passé. Comptais-tu continuer encore longtemps sur ce chemin ? Ou bien l’être humain finirait-il par se dévoiler ?

Conscients de la maladresse qui caractérise ton humour, tu tentes de ne pas enfoncer le clou ou d’ajouter quoi que ce soit. Tu laisses la conversation couler, les mots se prononcer sans avoir été sélectionnés.
Ça fait du bien parfois de simplement s’exprimer sans que ce soit calculé.
Tu laisses ton sourire planer sur tes lèvres sans pour autant le forcer ou lui donner trop d’ampleur. Manquerait plus que tu parviennes réellement à lui faire peur tiens.
Non, tu te contentes de le laisser en suspens, semblable à une ombre venue se projeter sur ton visage serein. C’est mieux. Toujours mieux que les éclats de joie ou les sentiments trop vifs.
C’est plus calculé, mieux pensé. Tu es créé pour ça, façonné dans le verre ou dans la pierre -qu’importe- pour projeter une image modérée qui ne doit jamais tomber dans les excès.

- Ne te prends trop la tête avec ça… Je disais ça pour toi, à la base. J’essaie de me mettre à la place des gens et j’imagine que ce n’est pas le genre d’endroit où l’on souhaite reconnaître des visages après tout. Ça doit être un peu mieux quand on n’est personne.

Tu t’avances trop.
Regrettant aussitôt tes paroles, tu baisses légèrement la tête en te pinçant la lèvre. Enfin, peu importe ; il est trop tard pour faire machine arrière désormais. Est-ce encore possible de se rattraper ?

- Ça me ferait plaisir de… De ne pas faire semblant. Je trouve ça plus agréable, moi aussi.

C’est mieux. Un peu mieux.
Esquissant finalement un petit rire à mi-chemin entre la nervosité et l’amusement pur, tu te permets d’arquer légèrement un sourcil en fixant Damien du coin de l’œil.

- Mon indéniable passion, sans conteste. Des gens comme toi, j’en vois dans ma soupe et j’en rêve le soir. Tu en doutais ?

Rigoles-tu doucement, sans la moindre malice parce que, au fond, sa question elle t’amuse. Elle ne te dérange pas. Sans doute parce qu’il a en partie raison, sans doute parce que tu sais qu’il a en partie raison.

- Je suis photographe et pokétubeur… Je suppose que l’on peut apparenter ça à des passions.

Moment de suspension dans l’air, tu fronces légèrement les sourcils comme si une pensée particulièrement intrigante venait de te traverser l’esprit.
Silencieux, tu plisses légèrement les yeux avant de te pincer très discrètement les lèvres puis de t’illuminer subitement.

- Ça me fait penser !

Tu es déjà venu à Artiesta.
Le soir du concours, tu avais eu besoin de te vider l’esprit. Trop de pression peut-être, trop de… Enfin peu importe. Cette fois-là, aussi, tu avais arpenté les rues à la recherche d’un sens ou d’une explication. Et même si tu ne l’avais trouvé, tu avais trouvé « autre chose » non loin d’ici.

- Viens.

Dis-tu simplement.
Te relevant sans la moindre hésitation, tu finis par tendre une main à Damien sans pour autant le forcer à la saisir.
Il n’est pas question de te vexer s’il préfère la rejeter. Pas question de laisser ton regard être voilé par la déception : tu sais que certaines personnes n’ont pas le contact facile. Tu n’as pas envie de pénétrer de force dans l’une de ces bulles-là. Ce n’est pas ton genre.
Ce ne le sera jamais.

Puis, sans rien dire de plus, tu recules de quelques pas puis tu tournes dos à Damien.
Tu t’enfonces dans une partie un peu plus calme de la ville, un peu plus sereine, presque bercée par la cacophonie étouffée de la cité. Non loin de, vous, dissimulés entre une dizaine d’arbres bien feuillus, un grand escalier attire ton attention. Vérifiant que ton ami du jour -du soir- n’a pas abandonné la route, tu gravis le grand escalier … Non sans t’y essouffler au passage.
Une fois en haut, tu tentes de masquer ta respiration saccadée par plus d’efforts physiques que tu n’en as jamais fait ainsi que la douleur qui élance tes jambes manifestement … très faibles -à l’instar de leur propriétaire. Évitant habilement le visage de Damien afin qu’il ne s’aperçoive pas de ta constitution physique ridicule, tu continues de t’enfoncer dans un petit sentier de terre battu qui, étonnamment, s’enfonce dans un ridicule petit boisé au cœur d’Artiesta.
La nuit est sombre et les rayons de la lune peine à éclairer votre route.

- Ne t’en fait pas, je n’ai pas l’intention de te tuer… Ni de te faire quoi que ce soit de condamnable.

Précision… essentielle -vraiment ?
Au bout d’une ou deux minutes, à peine, tu finis par t’éloigner du sentier pour mieux émerger du boisée. Juste sous vos yeux, la ville s’étendait de toute sa longueur juste sous vos pieds.
De cette hauteur, on pouvait en admirer toutes les lumières, toute l’activité. Elle resplendissait, se donnait spectacle rien que pour votre regard émerveillé. Seul au sommet du monde, tu te sentais bien.
On entendait à peine le klaxon des voitures et encore moins le brouhaha des passants. Il n’y avait que toi et Damien plus près des étoiles que quiconque à Artiesta.
Les pieds ancrés sur le gazon précédant le cran, tu respires l’air frai de la nuit à plein poumons.

- Alors, qu’est-ce que t’en dis ? J’ai découvert ce petit coin par pur hasard il y a quelques jours en me promenant. Comme j’essaie de faire du repérage afin de trouver des lieux potentiellement intéressants pour les séances photos, je m’oblige un peu à parcourir les villes que je visite en quête de la perle rare… Je regrette rarement.

Confis-tu avec amusement.
Comment regretter après tout ?

Ton monde à toi est simple et réconfortant.
Depuis toujours, tu t’efforces devenir le pilier dont les gens ont besoin… Tu pousses tes propres problèmes au retrait, oblige tes sourires à illuminer les froides soirées d’hiver : jamais tu ne te plains.
Jamais tu ne te permets de souffrir.
Tu es au-dessus de tout cela : tu es destiné à d’autres voies, d’autres finalités – Si seulement tu savais ce qui t’attendait au bout du chemin.

Tirant instinctivement la langue au jeune homme lorsqu’il remet en doute ta capacité à être dangereux – Il a raison –, tu te contentes de poursuivre ton chemin avec toute la légèreté dont tu es capable. Tu as hâte d’arriver, hâte de revoir la splendeur de la ville briller sous tes pieds.
Il était rare que tu prennes des photos du monde, mais, ici, le désir avait été aussi spontané que probant. Artiesta, dans ses nuits trop éclairées, était sans conteste l’une des plus belles villes que tu aies vu de ta vie. Elle resplendissait de vie et d’agitation, se voulait indifférente aux intempéries du monde et au sol qui s’écroule sous les pieds… Artiesta était belle.

Et c’était la raison pour laquelle tu souhaitais tant la montrer à Damien.
Tu voulais éloigner vos esprits de la cacophonie et des lampadaires trop près, offrir vos yeux et vos âmes aux hauteurs vertigineuses et au sentiment d’admiration.
Tu voulais qu’il voie, tout simplement.
Et s’il n’aimait pas, alors tu assumerais – Ça n’arriverait pas.

Le souffle coupé, l’étonnement d’assister à un tel spectacle normalement inconnu au commun des mortels… Tu sais parfaitement ce qu’il ressent pour l’avoir toi-même expérimenté la première fois que tu es venu ici.
De toujours, tu suivais les chemins escarpés et les escaliers perdus dans les boisés… Mais jamais tu n’avais si peu regretté. Jamais ils ne t’avaient mené à une perle aussi précieuse.

- N’est-ce pas…

Murmures-tu simplement à l’attention du jeune homme qui t’accompagne.
La ville est belle, mais juste de nuit.
Tu adorais le noir du ciel à peine éclairé par l’or des lumières… Tu l’expliquais difficilement, mais tes yeux et ton âme s’en nourrissaient littéralement. Toi qui avais déambulé si longuement au travers le dédale des rues trop nombreuses, trop bruyantes alors que tu broyais ton âme et ton noir en pensant à Vai’ata… Tu avais trouvé refuge et sérénité ici-même, à l’abri du monde et des regards.
Tu étais heureux de pouvoir passer le flambeau.

- Je n’y amène pas n’importe qui… Et puis, au fond, Artiesta ne m’appartient pas : si les gens veulent venir ici et admirer le paysage, ça me fait plaisir.

Parce que tu n’étais pas égoïste, parce qu’il n’était pas question de garder le haut de la ville comme un trésor dûment acquis.
Certes, tu ne faisais pas exprès pour autant. Tu ne t’étais pas empressé d’afficher ta découverte sur tous les réseaux sociaux pour que les gens en profitent, viennent voir… Comme tout le monde, tu ne désirais pas créer une nouvelle destination touristique que les malintentionnés auraient tôt fait de souiller.
Mais qui étais-tu pour mettre des barrières sur des beautés dont tu n’avais pas la propriété ?

- Je les mettrai peut-être sur mon Instagram si tu veux… Tu pourras aller voir. Je n’ai pas encore eu la chance de tester avec un modèle, mais celles que j’ai sont vraiment pas mal.

Confis-tu.
Tu ne pouvais pas choisir n’importe quel modèle. Tout le monde ne s’apparentait pas au cadre, tout le monde n’était pas… Fait pour être immortalisé ici.
Tu te sentais un peu mal de penser les choses ainsi, mais cet endroit était, à tes yeux, tout-à-fait remarquable et tu ne voulais pas l’exploiter de la mauvaise manière – Avec la mauvaise persone.
Comme quoi l’artiste était plus intransigeant que l’être humain derrière.

À cette idée, tu esquisses un léger sourire en coin en te laissant tomber sur le sol. Ramenant tes jambes près de toi, tu prends une grande inspiration afin de sentir l’air frai de la nuit pénétrer tes poumons. Le froid te transit aussitôt, arrache à ta peau un doux frisson qui te parcourt de part et d’autre.
Tu te sens libre. Délivré de tes chaînes.

-  … Un peu malaisant, mais je peux faire comme si de rien n’était. Je fais des vidéos sur la photographie, la coordination, des interviews, des tutos et, parfois, je raconte ma vie. Je suis en train de repenser un peu ma chaîne donc y a pas mal de trucs qui changent ces temps-ci. Mais recherche…

Moment de suspension et d’inconfort, comme à chaque fois que tu es forcé d’admettre le nom de ta chaîne de vive-voix.
Ça passe toujours mieux par écrit – Non.

- Izanémone, si t’es curieux.

Silence.

- Te moque pas, s’il-te-plait. J’avais seize ans quand je l’ai créé et je n’ai jamais eu de meilleure idée depuis.

Seize ou dix-sept ? C’était l’année avant ton opération ou deux ans avant ? Tu ne savais plus avec exactitude, mais l’adolescent naïf et condamné de l’époque avait de bien moins bonnes idées de l’adulte à en devenir – Ou peut-être pas. Tu te surestimais peut-être un peu, au bout du compte.

- Et toi, dis-moi, t’es quoi ?

Et toi, tu fais quoi ?
C’est quoi ta vie ?
De quoi il se compose, ton quotidien ?
Qui es-tu, Damien ?