Quoi ?
Je sens comme mes inspirations s'emballent malgré moi, comme les battements de mon cœur s'affolent et comme mes mains cherchent une emprise pour garder contenance – elles se resserrent l'une sur l'autre et mon regard, lui, s'enfuit aussi loin qu'il le peut de toi. Tu poursuis, et j'aimerais que tu oublies – que tu ne cherches pas plus loin. Parce que je sais pas quoi te dire – moi-même je comprends pas bien, pourquoi sous les yeux de Mana'arii je ressens des trucs que je devrais pas vraiment ressentir (pas tant parce que c'est un mec, mais parce que j'ai déjà quelqu'un et que c'est insensé). Pourquoi comme ça, pourquoi lui, pourquoi ça fait faire des ratés au myocarde d'imaginer ces petits riens qu'on s'est promis (se revoir, échouer chez lui, advienne que pourra, advienne ce qu'on voudra), pourquoi ça fait picoter ma nuque et quelque part au creux du ventre et même en dessous (faudrait pas nier, j'ai dix-sept ans après tout).
T'étais pas censé poser ces questions-là.

« Pourquoi ? T'es jaloux ? » Je me mords la lèvre, surpris par mes propres intonations – trop froides, trop hostiles, injustes et injustifiées. « Pardon… » je reprends dans un murmure mal assuré, les prunelles jetées plus loin dans les reflets qui dansent sur l'eau. « …J'me suis vendu tout seul, du coup, right ? » Je soupire et je me relève – un pas après l'autre, les mains dans les poches, j'approche de la rive et m'immobilise à tes côtés. Prisme s'en va flotter au dessus des flots, frôlant la surface comme la brise – l'air de jouer avec son propre double factice. « Je… Ouais, j'imagine qu'il me plaît. » Je donne un coup dans un caillou à mes pieds, qui s'en va tomber dans le lac en un plouf sonore. « On n'avait… peut-être pas les intentions les plus innocentes en tête, quand on parlait, pour tout t'avouer. »
Carrément pas innocentes, même. On fait difficilement plus clair, en termes d'avances, je dirais.
« Mais comme je l'ai déjà dit… J'ai déjà Flora. Et je suis pas… Ou plutôt, j'ai pas envie d'être ou de devenir… ce genre de mecs-là. » Le genre qui trompe.
Le genre qui blesse.

(J'abîme déjà trop tout ce que j'effleure ;
je voudrais ne pas la briser elle aussi.)

« 'tain… » Le soupir est las, désabusé. « Pourquoi ça t'importait autant, de savoir, sérieux ? »

Je demeure muet – les sourcils froncés, l'incertitude à l'âme. Pas bien sûr de savoir où tu vas, quelle direction prennent tes idées, comment interpréter tes mots – qu'est-ce que je suis censé comprendre ? Quand tu me parles d'avoir souffert et que, paupières papillonnantes, je ne saisis pas – souffert de quoi ? – puis l'idée se précise mais – non, c'est quand même pas... – ça ne fait pas tout à fait sens. Pourquoi tu me dis ça, à moi ?
D'être plus franc envers moi-même ?
Je ne comprends pas. C'est comme si l'on parlait de deux choses différentes et à chaque mot que tu prononces c'est comme si on s'éloignait encore un peu – je ne comprends pas et ça m'agace. Je sens mes poings qui se serrent et se desserrent, et comme mes dents entament le bord de ma lèvre, et comme mon regard se perd à la recherche d'un point d'accroche. De quelque chose qui soit un peu plus clair que tout ce que tu (ne) dis (pas).

Et puis – et puis la sentence tombe et je... Quoi ?
Je demeure interdit – mes prunelles dardées dans ta direction, stupeur sur les traits et mutisme que je ne parviens pas tout de suite à rompre.
Mais de quoi tu parles...

« Attends, tu… t'es sérieux, là, Kaneo ? » Et de nouveau, c'est un peu vif, un peu amer – des intonations acérées qui s'enlisent dans une espèce de rage tamisée. « T'es sérieusement en train de comparer ton coming-out avec ce que je te raconte ? » Je ris et c'est mauvais, c'est acerbe, je m'écarte de l'eau et Rhapsodie, sans doute intrigué par ma voix haussée, s'approche. « Tu… Putain, c'est vraiment parce que j'suis en train d'te parler d'un mec que t'en fais un cas d'école ? » Un pas en arrière, et puis deux. « Si j't'avais dit que j'avais rencontré une nana, t'aurais rien dit de tout ça, hein ? J'te… Putain… » Et ça bouillonne, ça bouillonne et je comprends pas moi-même, la force de ma colère, et comment, et pourquoi. « Ç'aurait pu être une meuf que j'aurais réagi pareil, j'ai honte que quelqu'un d'autre me plaise parce que j'ai déjà quelqu'un, pas parce que c'est un mec qui m'a fait des avances, 'tain... » Si c'était que ça, si c'était que ça – qu'est-ce que ça dirait de moi ? « Tu crois que j'ai jamais rien vécu avant Flora ? » Mon premier baiser c'était un il ; les premiers battements de mon coeur adolescent c'était lui.
Mais qu'est-ce que t'en sais, toi, avec tes putains de préjugés ?

« Tu sais quoi… Laisse tomber. »

Trois pas en arrière et puis quatre – je recule, je recule,
et c'est rien que pour prendre l'élan de m'enfuir.

Je m'immobilise quand tu parles – troublé par mon propre orage. Les poings serrés, vaguement essoufflé d'avoir parlé trop fort et sans marquer de pause, sans prendre le temps d'inspirer – et mon silence tremble quand tu t'excuses et je détourne le regard. C'est plus facile de fixer l'eau et les reflets que de te regarder toi ; c'est plus facile, toujours, de fuir plutôt que d'assumer.
Moi-même j'suis pas sûr d'avoir bien compris ce qui a déconné.

« … C'est bon… C'est rien. Laisse tomber, j'ai dit. » J'aimerais dire désolé mais je sais si peu faire – m'excuser et que ça ait l'air sincère quand ma honte est plus forte que ma volonté de bien faire. Alors je me tais, je glisse une main sur ma nuque et j'observe Rhapsodie à mes pieds, qui me fixe sans rien comprendre que mes tourments trop humains pour les siens. « Évite juste de tourner quinze ans autour du pot la prochaine fois. J'suis pas en sucre, tu peux parler franchement et ça évitera… ce genre de choses. » Je hausse les épaules et je m'éloigne récupérer mon sac que je bazarde sur mon épaule – j'ai envie de bouger, j'arriverais pas à rester ici, immobile, à attendre que le temps passe.
J'ai toujours les poings serrés et, même si la colère reflue lentement, j'ai besoin de respirer.

« On bouge ? »

J'attends pas vraiment de réponse que je tourne le dos pour rejoindre le chemin entre les arbres, Rhapsodie sur les talons. Les mains dans les poches et le nez obstinément baissé – j'ai toujours pas eu le courage de te regarder.
Les mots hésitent au bord de mes lèvres – et quand je cède, ce n'est qu'à demi-voix. « Tu disais avoir souffert… de quoi, précisément ? » Tentative maladroite de renouer le dialogue – chasser les ombres, les remords et les rancœurs.

J'écoute sans t'observer – les yeux portés sur les alentours, les rayons du soleil qui s'infiltrent entre les feuillages et qui font danser sur les allées de terre sèche des flaques lumineuses et dorées. Et plus tu parles, moins j'ai l'impression de te ressembler – il y a un fossé entre nos deux trajectoires qui s'élargit à mesures que les mots s'alignent au bord de tes lèvres et prennent forme dans l'air.
J'ai jamais eu ces inquiétudes-là, ni les douleurs assorties.

Alors, quand tu me renvoies la question, je ne fais qu'hausser les épaules. Les mains enfouies dans mes poches, Prisme sur l'épaule, Rhapsodie plus loin devant, j'y réfléchis mais je ne sais pas bien – c'est comme s'il n'y avait rien à raconter. « Je sais pas… Je crois ? Oui. C'était à Cimetronelle, mon ami d'enfance. Il a juste été mon premier baiser, à quinze, seize ans, puis c'est tout. Il a déménagé à l'autre bout d'Hoenn, puis nous on est venus s'installer à Lumiris. » Je n'ai plus jamais eu de nouvelles.
J'ai jamais cherché à le recontacter – pas même rentré son nom dans la barre de recherches du moindre réseau social. Je crois que j'ai toujours eu peur, quelque part – qu'il ait changé, et qu'il ne soit plus aujourd'hui le Noah que j'ai connu (et aimé).

« J'ai jamais vraiment cherché à me… définir ? Genre… Je sais pas ce que je suis mais… Je m'en fous, je dirais ? » Je jette un coup d'œil dans ta direction, et je me mords la lèvre – c'est comme s'il était illégitime, mon parcours, si simple, si facile, si peu douloureux sur la question. « Je trouve des gens beaux, attirants, intéressants, je m'y attache, je les désire parfois et… C'est tout. Et mes parents s'en fichent bien, tant que ma sœur et moi on est heureux au final. » Je donne un coup léger dans un caillou qui s'en va rouler plus avant sur le chemin.
Quand je relève la tête, c'est pour marquer un temps d'arrêt, ponctué d'un soupir. « Mana'arii me plaît. Mais j'ai Flora et… Je sais pas. »

Elle est douce, Flora, et j'ai jamais connu ces tendresses-là. Son rire, c'est devenu pour moi une raison de faire le pitre et de sourire un peu plus – de forcer parfois mes maladresses juste pour l'entendre encore, et encore. J'aimerais dire qu'elle me fait du bien – pourtant, près d'elle, ce sont toutes mes failles et tout mes échecs qui me rattrapent. Syndrome de l'imposteur et sentiment d'infériorité cruel – elle a mon âge et pourtant elle est douée, brillante même, en avance, et tout lui réussit. Moi…
Moi je tourne en rond, la plupart du temps. Et j'attends que quelque chose se passe – j'attends le grand frisson.
C'était peut-être un peu ça, aussi, l'arène – faire quelque chose qui me ressemble. Pour moi. Rien que pour moi. Ma réussite. Ma victoire. Parce que j'en peux plus d'être le seul à foirer encore et encore quand les autres autour de moi continuent d'avancer.

« J'ai l'impression… que c'est du toc, parfois. Elle aime ce que je veux bien lui montrer. » Mais la vérité l'éloignerait – si elle savait qui j'étais, on se perdrait.
Je me mords la lèvre et je secoue la tête en reprenant la marche. « Désolé, je divague. Oublie. »

Je t'adresse un regard en biais, sans doute un rien confus – la difficulté de retomber sur des banalités quand on a un peu trop dit des choses qui nous bousculent l'instant d'avant. La seconde d'après, je détourne le regard pour fixer le sol (shoote le caillou) et puis les allées, et puis Rhapsodie, et puis tout ce qui n'est pas toi – et puis, en fin de compte, de nouveau toi. Toujours toi. « Au cin… Wow. Je sais pas combien de temps ça fait que j'ai pas mis les pieds dans un cinéma… Deux… trois ans ? Quatre ? » Longtemps. À l'époque, je crois que j'étais encore scolarisé en présentiel. Je traînais dans les salles de classe et je voyais du monde. J'avais un groupe de potes, on se captait tous les week-end, on s'évadait de nos quartiers un peu miséreux pour jouer les minots citadins alors qu'on n'en était pas. On levait le menton dans des boutiques dix fois trop chères et on se parfumait sur les échantillons pour se croire riches et importants l'espace d'une heure ou deux qu'on volait à notre adolescence.
On était jeunes, on était cons, mais putain ce que c'était bon.

Je me mords la lèvre pour réprimer le sourire que j'ai senti s'étirer au bord de mes lèvres. « Ça fait très rencard, quand même… T'as un truc à m'avouer, Kaneo ? » Je n'attends pas de réponse que j'ai déjà tiré mon téléphone portable de ma poche et lancé la page des programmations des salles de la ville. « Y'a un truc que tu veux voir en particulier ? Au moins un genre ? Action, drame, romance ? » Rictus appuyé, coup d'œil prononcé. « Non, oublie. Pas la romance, pitié. » J'en regarde déjà trop à la maison avec ma sœur (non pas que je déteste ça, mais j'ai eu ma dose de vampires qui brillent au soleil pour la décennie à venir).

« Ah, tiens… Voilà le film parfait. » Non. « Alors que sa meilleure amie l'incite à goûter aux joies du célibat, une experte des réseaux sociaux qui rêve de long terme s'obstine à suivre la vie d'un ancien amour. Ou alors… » Toujours non. « Elle jongle avec sa relation longue distance avec son petit ami parfait, les inscriptions à l’université avec son meilleur ami, et sa nouvelle amitié avec un camarade de classe canon qui pourrait tout changer. » Je me fends d'un rire – vaguement désabusé. « Sérieux, y'a que des comédies romantiques depuis trois mois… Choisis, toi. » je cède en te tendant mon téléphone, toujours ouvert sur l'interminable liste des séances.

Moi, j'ai jamais vraiment su choisir ni décider, de toute façon.

Je récupère mon téléphone pour lire les quelques lignes résumées sous l'affiche. Action, suspense, sans doute un peu de drame au détour d'une scène ou deux – j'imagine sans mal le genre de film qui vous tient en haleine du début à la fin. Le genre de film qui fait battre votre cœur un peu plus fort par moment, quand l'inquiétude pour les personnages est trop grande, et l'atmosphère pesante. J'acquiesce et relève les yeux dans ta direction. « Allez, va pour ça ! » Je fais défiler la page pour accéder aux salles et aux horaires des environs, et pianote pour accéder à la plus proche – celle en plein centre de Sunyra, vingt minutes de bus à tout casser, un peu plus du double à pied. « Hm… Y'a la première séance dans une heure et demie. Sinon, y'en a une autre ce soir, à vingt heures quinze. Mais ça te ferait rentrer tard… » Même si l'idée d'un après-midi entier en ta compagnie ne me déplait pas.

« Ah et, je t'invite… T'auras qu'à payer le pop corn. » Et là, c'est l'heure de la question à un million. « D'ailleurs, le pop corn… Sucré ou salé ? » Sourire en biais, je range mon téléphone portable dans ma poche et puis reporte mon regard sur le chemin devant nous. Les allées s'emmêlent, se croisent, se rencontrent et se séparent. On entend des rires d'enfants et le bourdonnement des Apitrini. C'est léger. C'est doux.
(Qui aurait pu croire qu'un drame pour Lumiris se préparait ?)

Prisme, qui s'était reposée sur la tête de Rhapsodie, reprend sa lévitation pour s'en venir te tourner autour. En quête d'attention, elle cherche le contact avec tes mains, et je m'amuse de ses mimiques et de ses petites mâchoires qui claquent quand elle pousse des cris à peine audibles. « Fais gaffe, elle est gelée. C'est mortel quand elle essaie de se glisser dans ton cou, genre… » Ce qui ne manque pas : la petite Fantyrm s'en va finalement chercher la chaleur de ta nuque, sans quémander son reste.
(Déso pas déso.)

« Sinon… On a fait que parler de moi. » Et, passablement, de mes histoires de cœur et d'attirance. À la guerre comme à la guerre… « Mais toi, t'as personne en vue ? En dehors des collègues inintéressants et des pourboires de jolis garçons que tu ne vois pas ? » Œil pour œil… « Parce que toi, t'es joli garçon. Doit bien y en avoir un ou deux qui te tournent autour, non ? » Dent pour dent.