Avec le recul, je dirais qu’on ne peut se représenter la fin du monde tant que l’on n’a pas vu surgir, de partout, bien plus que des sauterelles, mais des centaines de monstruosités ! En passant, c’est ainsi que j’ai fait sa rencontre. J’aurais dû commencer par là. Oui, cette histoire, c’est celle d’un duo qui se forme dans des circonstances étonnantes (si vous avez l’habitude de ne jamais lire les deux premières lignes, étonnant, ça signifie déluge de monstres). Lecteur attentif (pas comme ceux d’avant), vous vous dîtes que mon binôme est une de ses créatures. Vous jugerez de son physique, mais non, c’est leur dresseur. Pas plus rassurant penserez-vous. Les événements contés vous donneront raison (quel sens de la déduction ! vous êtes un devin !)

J’avais suffisamment pleuré (durant deux interforums). J’ai mâchouillé ma gangue de langueur poétique et j’ai quitté la plage. J’allais rejoindre ma fille et la retrouver même s’il me fallait retourner tout Hypnos.

Mais j’avais besoin d’argent. Entre la traversée et les recherches, je ne pouvais partir sans rien. Au bar du village, plaque tournante de l’emploi en campagne, je m’enquerrais des offres pour un vieux marin. Elles étaient inexistantes.

Mon sauveur apparut sous la forme d’un malade se vidant des deux côtés. Manifestement pris d’un violent et subit virus, il fut trainé dans une salle retirée par plusieurs individus en noir. L’un des leurs, toujours assis à sa table me fit signe. Son chapeau le distinguait des autres et en faisait probablement le chef, car on n’est pas chef sans couvre-chef.

Il m’expliqua que fort ennuyé par l’évidage de son homme de main, le partenaire de ce dernier se retrouvait seul pour sa mission. J’étais donc l’une des plus mauvaises options, mais aussi l'unique. Il me remit une mallette bien remplie et m’indiqua une crique où je devais rejoindre mon compagnon et traverser la mer afin d’assurer la livraison. Le paiement qu’il susurra à mon oreille me fit m’asseoir sur mes principes.

Heureux de cette opportunité, je me dirigeais vers la suite.

C’est le passé. Je prends les quatre coins de mes souvenirs tumultueux, je les replie et les plonge dans un tiroir sans fond. Cette aura interlope qui m’enrobe encore, je me râperais la peau, plutôt que d’en porter face à toi le moindre stigmate. Je veux que tu sois fière de mon nom.

C’était plus ou moins ça mes vœux pour Elsa. Être un honnête marin, se départir d'allèles baroudeurs voire criminels. Le karma n’était pas une invention douteuse de mystiques toxicomanes et il ne se contentait pas de revenir comme un boomerang ou alors seulement avec tous ses copains boomerangs velus, écailleux, griffus… Saperlipopette (ne perdons pas d’autres points karmiques) les mots avaient-ils un sens pour décrire la merde noire (raté) dans laquelle nous nous enfouissions, Cadence, son chat-chien-guimauve, l’île de Minos, le monde, et moi-même ?

« Cadence ? Tu me dis ne rien savoir sur la mission, mais par hasard, tu n’aurais pas une idée sur ce que sont ses énormes entités démoniaques ? Et sur leur pouvoir de destruction ? »

La dernière question était stupide. Six monstres compris entre vingt et trente mètres, possédant d’après le chaos qui commençait à se manifester divers attributs sympathiques comme des flammes, de la glace, des… Diantre (n’aggravons pas la situation) lasers ! occupaient une place de choix dans la chaîne des trucs qui cassent beaucoup.

Les grands esprits se rencontrant, l’un de ces enfants de sorcellerie fit valser d’un coup de queue (splendide dans toute sa rigueur géométrique) un quartier. Au-dessus de nous passa ainsi un gracieux vol de commodes, de briques et d’une manière plus pittoresque toute la fanfare locale qui poursuivait leur entrainant morceau nonobstant le fait qu’eux-mêmes en avaient perdu une partie.

La fête n’étant pas totale, je suivis du regard le décollage d’une de ces inquiétantes étrangetés. Mélange d’une toupie, d’une poupée et d’un reste de papier crépon, l’horrible assemblage se mit à ouvrir des portails un peu partout d’où se déversèrent des pans entiers d’êtres, de villes ; de monde.

Le monde s’écroulait et Cadence se trémoussait avec Chamallow. Je souris, figue et raisin, nerveux et nostalgique. Le destin de la société se détricotait pour une valise mal fermée et les solutions pour le sauver étaient inscrites en caractères minuscules sur une page dévorant la plage. La languette poursuivait sur sa lancée et fauchait le sable et mes ambitions.

Pendant un instant, je crois que je me suis dit « et puis merde ». J’ai dépassé les soixante-dix ans, je n’ai aucun pouvoir et seulement une vague expérience du combat, perdue depuis longtemps dans l’arthrose. Ma femme est morte, ma fille si ce n’est pas le cas, ne tardera à la rejoindre et moi de même. Une vieille chanson me trottait dans la tête « allons voir la ville brûler », je crois que c’était ça le premier vers.

Au milieu du vacarme cataclysmique (le mot n’est pas trop fort quand le ciel se fissure), j’entendais ce frottement. La languette poursuivait son chemin. Nom de !

« Cadence ! Il faut suivre ce papier ! C’est la clef ! »

La traversée de l’île s’écrivit en un cloche-pied cauchemardesque. Les gravats, les explosions, les cris, les flammes… Je me fondais dans les éclats démembrés d’une forêt estropiée, me glissais dans les entrailles tuméfiées d’une école. Je touchais un autre littoral où la notice tortionnaire s’arrêta enfin. Au loin un maelstrom engloutissait l’océan et des cieux une bête abyssale descendait vers son centre.

Je serrais dans ma main l’une de ses petites boules métalliques indiquées par Cadence. L’apocalypse présentait sa gueule moche. La riposte s’annonçait. Je prenais place sur l’un des voiliers amarrés en contrebas. La navigation promettait d’être terrible, mais nous n’avions plus le choix. Le livret s’élança dans l’eau et fendit la tempête et les flots pour nous indiquer la voie.

Pour ma recherche d’emploi, j’avais enfilé mon unique costume. Ma veste noire et ma cravate battaient au vent. Je retins mon nœud papillon et je m’avançais sur le pont. Devinant la présence de Cadence non loin, je lançais :

« Je ne sais pas si tu seras d’accord, mais je crois que mourir peut attendre. Allons-y. »

À bon port claironnait Cadence. Ses cris d’allégresses et ses pas de danse faisaient oublier l’éclatement climatique. La catastrophe pourtant moissonnait le ciel qui tombait en monceaux amorphes. Du navire ne restait qu’une sciure emportait par le maelstrom. Nous étions au sec, car dans le chaos marin, le « bon port » s’incarnait en une plateforme composée des débris d’univers. Des colonnes de mondes lointains, le métal de futurs autres, des éléments inconnus de confluents inaccessibles.

Je m’avançais et une euphorie inappropriée parcourait mon échine. La folie solaire de Cadence était communicative et dans ce carnaval annihilateur, les émotions pouvaient bien être inversées. À mon âge, on s’imagine la mort telle une nuit dont on ne se réveille pas, comme une brutale douleur suivie du néant. Ici, si tout devait se terminer dans un festival pyrotechnique, un feu d’artifice sanglant, en ce lieu qui demeurait la dernière terre de la vie entière.

Je tendis la sphère métallique à Cadence. Cet objet lui était familier, nous devions mettre toutes les chances de notre côté.

« Médaille d’or de la journée rocambolesque. Tu as raison Cadence, mais faisons en sorte qu’il y ait d’autres jours plus paisibles. »

Les déferlantes qui frappaient la surface rendaient la marche incertaine. J’avançais épiquement à tâtons vers la conclusion prenant forme. Le vent déchirait ma veste et entaillait mon pantalon, ma chair et ma résolution. La destination chantée par Cadence était un trône (les dieux et les tyrans sont toujours les mêmes) constituaient des vanités - elles aussi identiques - de tous les univers.

Entre le cheval et le cerf, l’immense créature voyait également son corps doté d’anneaux métalliques dont les couleurs ne cessaient de changer. Plus je m’approchais, plus je sentais sa domination écrasante. Ses yeux verts méphistophéliques écartaient les pores de ma peau, craquelaient mes os et déchiraient mon âme.

Je faisais tourner en boucle les airs entrainants de Cadence et un pas après l’autre, je m'avançais. La pression frappait tant mon corps qu’il devenait ombre, mais je lui faisais désormais face et le regard droit, je criais :

« Bonjour. Je m’appelle Melkus. Tu as détruit mon monde. Prépare-toi à mourir. »

La liste des calamités s’allongeait comme la languette de tout à l’heure. Une litanie aux accords et aux paroles démoniaques se répandait autour de nous. Le corps et l’âme blessés par les coups et le mauvais goût, je pointais mon couteau de marin vers cette bête, cet autre absolu. Je ne risquais pas de faire plus de dégâts qu’une frappe dans l’eau, mais il resterait le geste, le paraphe du désespéré, le panache de celui qui voit l’échec, le mesure et s’avance.

Cadence m’interpella alors. Elle souriait et continuait de chantonner. Elle me redonna la sphère. Au vu de la situation, peu importe l’habitude, c’était à moi de saisir la dernière occasion. L’instant d’après, elle se jeta dans la bataille avec Chatmallow, sa désinvolture lumineuse en étendard.

Je gagnais un promontoire de fortune. Mes mains se tordaient et s’écorchaient dans les interstices précaires de ce charnier d’univers. Mes alliées ne tiendraient pas longtemps et je me hâtais, mais vacillais épuisé, sanguinolent et bleui par l’ascension. À bout de souffle, la peau suintante, les membres tremblants, je visais de mon arme dérisoire l’apocalypse.

Je revis ma fille Iris corriger le placement de son bras avant son lancer. « N’arque pas ainsi, plus bas, oui comme ça, en arrière, feu ! »

Je ne distinguais plus Cadence. L’infinité s’écoula en quelques battements de cils et la balle, devenue violette en un éclair, frappa le crâne du monstre. Ensuite une myriade d’images floues et vives, une lumière rouge, un clic, un roulement puis le silence le plus complet qu’on n’entendit jamais.

Le néant rencontra dans ce qui n’était plus espace, ni temps, ni rien donc, l’énergie créatrice la plus pure. De cette capture, de ce Dieu en boîte réémergèrent les réalités. Je n’étais plus sûr de rien, car plus rien n’était certain. Je crois que Cadence chanta ; il devait en être ainsi avant que je la perde de vue. Je fis le rêve d'une cité s'évanouissant dans les cieux et ce fut le réveil.

Dans une petite chambre de bonne, j’étais allongé, Iris sur un tabouret m’observait souriante. Dehors, Hypnos bruissait de vie.