Je ne sais pas. C’est ce que je répondrais en amont si on me demandait de parler de ma vie. Quelle réponse incomplète, quelle réponse discrétionnaire, quelle réponse ennuyante. Je ne tente pourtant de protéger rien à travers cette réponse. Je suis sincère. Je ne sais pas.

Je ne sais pas à quel moment ma mère a quitté le foyer familial. Je ne sais pas où elle est allée. Je ne sais pas si j’étais désiré. Je ne sais pas si j’avais ma place. Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas.

Nous étions cinq. Cinq garçons enfantés par celui que j’appelle, avec mépris, Anubis et celle que je surnommais Aphaïa, car je ne l’avais jamais vue, car elle était invisible. Je ne sais pas si c’était parce qu’elle voulait une fille qu’elle m’avait oublié. Je ne sais pas si c’est parce qu’il voulait un garçon que je l’aimais aussi peu. Je n’ai pas cherché à savoir. J’ai assumé. J’ai compris ce que je devais comprendre et j’ai pris ma place. Comme il le souhaitait, j’ai pris mon trou. Je me suis effacé. J’ai laissé mes frères le rendre fier et j’ai tournoyé sur moi-même en tutu parce qu’il m’avait fallu du temps à comprendre.

J’imagine qu’il avait su avant moi.

Achille, Priam, Ulysse, Jason et Léandre. C’était les noms qu’il – non, il n’y a pas de faute de pluriel, c’est bien « il. » - avait choisi pour ses parfaits légionnaires. Tous étaient des sportifs dans l’âme, s’opposant l’un et l’autre constamment. Je dis légionnaire et je pèse mes mots. Chez moi, c’était toujours la guerre. Entre Achille et Priam, deux jumeaux, qui s’obstinaient constamment pour l’excellence et Ulysse et Jason qui rivalisaient pour dépasser les aînés, on ne connaissait pas l’harmonie. En fait, l'harmonie était un mythe que j’avais appris à connaître seulement via les livres d’histoire et les contes. Je lisais beaucoup étant plus jeune. C’est la seule chose qu’Anubis me laissait faire sans me tourmenter et me menacer de son sceptre ô combien mythique. J’avais peur de lui. En même temps, il était l’autorité. Il était celui qui me victimisait après tout. Dans la mythologie, Anubis est celui qui a la charge de préparer les morts au repos éternel. Il les vide de ce qui les compose pour qu’ils soient prêts à dormir, sans jamais être tiraillés par le passé. Ça rend le personnage glauque. Je l’appelle Anubis pour ça. Il est celui qui a profané notre être à tel point que l’on ne se ressemble plus et que l’on fait, sans broncher, la moindre chose qu’il nous demande.

Cet enfer, il a commencé tôt. Je commençais à marcher. Je commençais à parler. Je commençais à comprendre. Je commençais à savoir. J’avais trois ans. J’avais osé danser. « Ce n’était pas ce que l’on attend d’un homme. » - Souvenez-vous de cette phrase. Elle est importante. – Anubis m’avait martelé de cette phrase en hurlant et en agitant son sceptre ô combien mythique. Il ne m’avait pas frappé. Il ne frappait pas. Je n’ai pas été battu - du moins, pas par lui. – Il ne faisait que beugler. Beugler un sermon interminable duquel on ne mémorisait que quelques phrases. La honte. La fierté. La représentativité. La famille Prescott. La masculinité. L’importance de l’orgueil et de l’égo. L’art ce n’est pas pour nous. Le sport. Le sport. Toujours le sport. Deviens un Pokéathlète. À partir de ce moment, je pleurais. Je n’écoutais plus la suite, mais je me souviens que j’étais une honte pour ma famille, que je ne devrais pas montrer mes émotions, que je devais être plus fier, plus dur, plus impassible. Est-ce que je lui rappelais trop Aphaïa ? Je ne sais pas.

C’est là que j’ai commencé à me polariser. Je ne vivais pas un drame, mais quand on te martèle à bas âge que ta personnalité n’est pas la bonne, tu cherches à t’adapter. Tu te défends comme tu peux et tu deviens Léandre Heimdall Prescott. À courir après tes frères jusqu’à pouvoir rivaliser avec eux. À vouloir satisfaire ton tuteur légal, jusqu’à ce qu’il te surprenne à essayer un rouge à lèvres ou une robe que tu avais trouvé dans le grenier. À vouloir bien paraître et honorer ton nom. J’y parvenais, avec difficulté, mais j’étais capable de le faire. Victoire ! Pour Anubis, pas pour moi. J’ai fini par étouffer ce que j’étais, à tel point que je voyais cette facette de ma personne comme une honte. Parce que « Ce n’était pas ce que l’on attend d’un homme. » Simplement. Je me l’expliquais comme ça. Il me l’expliquait comme ça. Mes frères, trop concentrés sur leurs performances athlétiques, ne voyaient pas tout ça, ce conflit intérieur qui m’assaillait. Ce n’était pas important. Ils n’étaient pas directement impliqués. J’ai toujours cru qu’ils ne m’aimaient pas trop, que je n’étais qu’une autre personne avec qui ils partageaient la maison. Ils ne m’ont jamais vraiment aidé à voir autre chose à vrai dire. Jason, le deuxième plus jeune, avait tout de même une dizaine d’années de plus que moi et, de ce fait, je n’avais jamais vraiment pu dire que j’étais proche d’eux. Ils étaient mes frères. Pas des amis. Ils ne parlaient jamais des choses qui m’intéressaient. Ni d'Aphaïa, ni des livres, ni de l’art, ni de l’école. Ils parlaient de sport, de filles, de pompes, de l’entraînement et d’Anubis.

Je me suis vite reclus psychologiquement parlant. J’ai rapidement compris ce que l’on me demandait de faire et je l’ai appliqué. C’était comme ça, je ne posais pas de question. Ce devait être normal. J’étais plutôt solitaire comme enfant ; bien éduqué, doué à l’école, mais seul. Je mangeais seul, je jouais seul, je travaillais seul. On m’avait dit de cacher ce qui pouvait nous faire honte. Ma réponse à cette demande, à l’époque, avait été aussi simple que « J’étais le problème. » sans rien y comprendre, j’obtempérais. Anubis était un peu comme un général d’armée. Intimidant et influant. Je ne voulais pas lui faire honte, je ne voulais pas le provoquer, jusqu’à Émile… Je ne sais trop comment, cet homme avait changé pas mal de choses dans ma vie. Non… en fait, ça… je savais.

Émile, c’était le garçon studieux, intelligent, beau et émancipé au lycée. Il représentait tout ce que je ne pouvais pas être. Il était attachant, sincère, sympathique, sociable… c’était celui pour qui j’en pinçais. J’avais contenu cet amour pendant un moment. Je l’épiais secrètement. Je n’en parlais pas. J’avais personne avec qui en parler de toute façon si ce n’était ma propre ombre lorsque je me condamnais à ma chambre. À Émile,Je ne parlais jamais. Je faisais semblant d’aimer le sport, ça occupait trop de place dans mon esprit. Je n'avais pas le temps de discuter. J’avais dix-sept ans à ce moment-là. Je m’étais brimé pendant aussi longtemps et le fait de le voir vivre comme il voulait avec autant d’admiration des autres m’affectait. Ça ne me troublait pas en soi. Je questionnais simplement l’éducation que m’avait donnée Anubis. Pourquoi est-ce que l’on attendait d’un homme qu’il ne soit pas lui-même ? Pourquoi ne pouvais-je pas être le petit mouton noir d’un troupeau déjà bien affirmé, déjà blanc satiné. Pourquoi ne pouvais-je pas être comme Émile ? « C’est comme ça. » qu’on me répondait. « Ah. » que je répondais, crédule. C’était comme ça et c’était tout. On ne conteste pas l’autorité d’Anubis. Ça aussi, c’était comme ça.

Mais j’étais adolescent, rien n’était aussi simple dans ma tête. Je ne comprenais plus aussi bien les valeurs que l’on m’avait inculquée et que j’avais intégré à mon quotidien. Émile semblait heureux, moi pas. Pourquoi je ne pouvais pas vivre comme lui ? Mes frères avaient quitté la maison, avaient eu les carrières qu’ils voulaient, je ne nuisais plus à personne, alors pourquoi ? Je compris plus tard… à l’action de grâce. Quand Priam, Achille, Ulysse et Jason vinrent dîner, sous le prétexte de la réunion familiale, et qu’ils s’assirent à table avec leur compagne de vie et qu’à mes côtés, il n’y avait qu’une chaise vide. Anubis, dans toute sa perfidie m’avait regardé pendant ce repas : « Et toi, quand ramèneras-tu enfin une fille ? ».

Chacal.

Non seulement était-ce sexiste, mais c’était trop. J’avais senti un immense serrement à la poitrine. J’avais senti une épée me transpercer le crâne. Mes tripes se dérober. J’avais pris mon téléphone et je l’avais lancé sur la table. Sur son écran, mon fond d’écran… une photo d’Émile souriant. J’ignore par quel miracle je confrontais enfin cet Anubis, ce géniteur que j’hésitais à appeler le mien, mais je le faisais. « Le jour où tu accepteras que ce soit lui. » Mes yeux s’étaient imbibés. Mes frères avaient échappé leurs ustensiles. Ils connaissaient Anubis. Ils savaient qu’il ne serait pas content. Tels les héros grecs desquels ils tenaient les noms, les quatre se levèrent, éloignèrent leur conjointe, poussèrent la table et se dressèrent devant moi tel une murale. Ils me protégeaient. Ulysse, le plus sage, m’avait fait signe de sortir. J’étais resté de marbre. J’étais resté là. Anubus parla enfin. Il me maudit d’abord. « Ce n’était pas ce que l’on attend d’un homme. » Évidemment. Je m’en doutais qu’il la dirait à nouveau cette phrase. J’en avais juste marre de devoir me brimer. C’était maintenant que ça se passait. Que je tentais d’affirmer mon identité. J’étais plus qu’un Prescott, il y avait plus derrière, une unicité, une individualité et je voulais qu’il comprenne. Spoiler. Il ne comprit pas. Comme d’habitude, il agita son sceptre ô combien mythique. Me menaçant. M’incitant à dégager. Me poussant aux larmes et aux cris. Ça ne se calma pas. Ça ne se calma jamais. Ce soir-là, Jason était monté avec moi à ma chambre et m’avait aidé à faire mes valises. J’allais habiter chez lui le temps que je trouve ma place. Anubis ne voulait plus me voir. Évidemment. Mon soudain excès de confiance lui avait donné l’impression qu’il avait perdu tout le contrôle qu’il avait sur moi. Spoiler. Il ne l’avait pas perdu.

Ce courage plus émotionnel, moins tangible, je ne l’avais eu que l’instant de lancer mon téléphone. L’instant de faire mon coming out à ma famille. Famille qui, malgré qu’elle ne m’ait jamais été très sympathique se montrait empathique. C’est là que j’avais commencé à me rapprocher de mes frères. Qu’ils avaient commencé à prendre de mes nouvelles. Quand je leur eus enfin montré ce que j’avais à dire. Il me fallut du temps pour le comprendre, même beaucoup de temps, mais j’avais fini par saisir que mes frères étaient des alliés dans ma vie. Des alliés indéniables desquels je ne pouvais nier l’affection et les bonnes intentions. J’étais leur petit frère. C’est eux, d’ailleurs, qui me parlèrent d’Aphaïa, de son calme, de son sourire, de sa sérénité, de sa patience et de la dispute avec Anubis qui l’avait poussée à quitter la maison. De toutes ces tentatives qu’elle avait faites pour nous voir, mais que le thanatologue, le chacal, était parvenu à bloquer par une injonction accusant cette mère invisible de gestes inadéquats envers ses enfants… à tort… évidemment. Il était juste cruel. Je compris alors et Anubis devint Anubis. Ce fût dès lors la seule appellation que j’acceptai de cet homme que j’avais osé appeler papa à un moment dans ma vie. Mes frères n’avaient simplement jamais eu le culot de m’en parler et n'avaient pu communiquer avec elle qu'une fois majeurs… je ne l’étais pas encore. Je ne pouvais pas la voir. Pas légalement.

Revenir à l’école ne fut pas évident après ce tumulte. Aucun bruit n’avait couru, mais j’avais pris le temps de retomber sur mes pattes. De voir ce qui m’attendait… de réfléchir à ce béguin qui avait scindé ma famille. Ce ne fut pas simple, mais je l’approchai, un jour… en sortant de salle de sports. Maladroitement, je me présentai. Maladroitement, je tentai de tisser des liens. Mes frères, agissant tels des marionnettistes, me conseillaient. J’écoutais. J’apprenais. Je laissais mon identité ressortir. Je commençai à écrire. Je commençai à vivre. Et… il fallut du temps, mais un jour, je l’embrassai. Nous étions alors majeurs. Une année, ou presque, avait passée, et c’était venu de soi. Un geste que je ne regrettai jamais même si « ce n’était pas ce que l’on attend d’un homme. » J’avais appris à mépriser ce dicton démoniaque. J’avais appris à m’assumer un peu plus. Je restais le même en cours, discret, silencieux, solitaire. Mais j’avais ouvert les portes de mon jardin secret à un homme qui avait appris à aimer cette polarité qui m’habitait. Ce côté de moi qui voulait écouter ce qu’on lui avait dit et cet autre qui était un manifeste humain de douceur et d’amabilité.

Émile.

Si seulement c’était resté comme ça. Mais non. Ce qui tenait de l’utopie finit par s’évaporer en un nuage onirique et il ne resta que la désillusion. Fatidique ? Oui, un peu. Pessimiste ? Énormément. Émile et moi choisîmes nos carrières. Le droit pour lui, la gendarmerie pour moi. Une application plus physique, plus masculine, plus concrète pour moi derrière laquelle se cachait une envie de faire tomber les Anubis de ce monde qui nuisaient à l’émancipation de la jeunesse et à la beauté individuelle. Mais Émile, dans son cursus, rencontra un tiers. Émile s’amouracha d’un autre homme. Étais-je devenu fade ? Je ne sais pas. Avais-je changé ? Je ne sais pas. Fus-je blessé ? Énormément.

Arriva ce qui devait arriver. Notre loft devint lieu de cauchemar. Le parc du coin devint matière à mauvais souvenirs. Hoenn devint un sujet d’inquiétude. Le fait de m’être ouvert à un tiers me faisait sentir vulnérable, je devais changer d’air. Je fis mes bagages à nouveau. Sans Jason cette fois. Sans Ulysse, Priam ou Achille non plus. Seul.

Je ne leur en dis même pas mot tout de suite. Je leur envoyai cette lettre. J’avais besoin de nouveauté. De recréer mon armure. De me retrouver avec moi. J’avais besoin de migrer. C’est Lumiris que je choisis. Pourquoi ?

Je ne sais pas.

Je n’en sais toujours rien, d'ailleurs, mais cette blessure m’avait ramené dans ces vieilles bottines qu’Anubis avaient créées pour moi. « Ce n’était pas ce que l’on attend d’un homme. » ;d’être sensible, d"être aimant, d’être doux. C’était comme si les dernières années d’évolution et de vie commune avec Émile avaient été caducs. Qu’elles n’avaient jamais existé.

Si l’on demande à mes pairs, mes collègues policiers, qui est Léandre Prescott… ils auront au moins une réponse :

Je ne sais pas.

Je ne leur parle pas vraiment, ni à eux ni aux autres. J'essaie juste d'être ce l'on attend d'un homme comme Anubis le disait... ça fait moins mal.