Satisfait d'avoir eu ce qu'il voulait, le Ponyta relève la tête, s'ébroue, puis s'éloigne dans les bosquets rejoindre sa camarade, non sans avoir tourné brièvement autour de Coton et de sa dresseuse – comme pour saluer sa consœur fraîchement capturée, avant de finalement disparaître entre les arbres.

Un peu circonspect, je décide de prétendre que plus rien ne m'étonne, et je reporte mon attention sur la bestiole qui s'approche de moi en rampant. J'ai à peine le temps de prendre une photo pour rechercher les données dans le Pokédex que Jenna a déjà lancé une Pokéball – timing sauvé de justesse.

Larveyette, pokémon de types insecte et plante. Mascotte des créateurs de mode, il fait des vêtements en découpant des feuilles et en les cousant avec le fil adhésif qu'il sécrète par la bouche.

Oh, marrant... Il te fabriquera des pulls pour cet hiver.

J'esquisse un rictus, avant d'à nouveau ranger mon téléphone dans ma poche. Rhapsodie me regarde, les grands yeux avides d'un peu plus de poffin – je m'efforce de ne pas lui céder.

Je pense commencer à repartir en sens inverse, sinon j'aurai jamais le temps d'être de retour en ville avant que ma mère s'impatiente.

Je hausse les épaules – je ne lui propose pas de me suivre, elle fait bien comme elle veut.
Mais, pour moi, c'est l'escapade qui touche bientôt à sa fin.

Je fixe la bestiole qui vient d'interrompre notre demi-tour entendu – sourcil haussé, un peu incertain. C'est moi qu'il fixe, et je ne sais pas bien ce qu'il s'est mis en tête de dévorer – je me demande à quel point peut s'étirer la gueule béante d'un Gloupti, bien malgré moi. Est-ce que ça bouffe des humains, ces trucs-là ?

Si j'étais toi j'éviterais de...

Oh, eh puis, qu'elle se fasse croquer un doigt ou un bras – c'est pas franchement mon problème. Quoique – c'est quoi, déjà, les lois à propos de la non-assistance à personne en danger ?
Je me mordille la lèvre pour retenir un rictus qui voudrait bien s'y étirer, détourne le regard et reprends la marche sans m'attarder plus longtemps sur la bestiole gloutonne.

J'ai pas une réserve infinie de poffins, donc j'en donnerai pas à ce truc.

J'aime les Pokémon, oui – mais pas assez pour céder aux moindres caprices de toutes les bêtes sauvages que je viendrais à croiser.

Et j'suis pas sûr non plus que Rhapsodie apprécierait plus que Live.

Au moins, son spectre ne perd pas le nord.

Tu viens ou pas ?

Parce que je vais pas t'attendre indéfiniment.

Tu vis à Fort-des-Songes du coup ?

Surprise légère – sans doute apparente sur mes traits.

Je viens de Sunyra aussi. Je t'ai jamais croisée...

Merci, Captain Obvious – pas comme si Sunyra était un village de trente habitants et qu'on se connaissait tous. Je secoue la tête, soupire, un peu consterné de ma propre réflexion somme toute très idiote.

On y a emménagé y'a un an et quelques. C'est plutôt tranquille, c'est cool, même si Hoenn me manque.

Je hausse les épaules, comme si de rien n'était – comme si je n'avais pas le mal du pays à vivre ici, à Lumiris. Belle région mais pas chez moi – et ça me manque, ce chez moi que je ne trouve nulle part ailleurs.

T'as toujours vécu ici ? Enfin dans la région ?

Je cherche Ombrage du regard, la trouve à tourner autour du Polichombr de Jenna, comme fort occupée à le tourmenter – ou à réfléchir à un mauvais coup à l'encontre de son confrère spectral.
Un frisson remonte le long de mon échine – je réalise qu'avec le soir qui tombe ce sont aussi les températures qui chutent, et mon sweat-shirt, léger, ne fait pas vraiment barrage à la brise froide qui se glisse contre ma nuque. Rhapsodie, à mes pieds, a gonflé sa fourrure – je crois que nous sommes deux à qui il tarde de se blottir dans les couvertures en rentrant...

Sinnoh... J'essaie de me rappeler mes cours d'histoire et de géographie – de mémoire, c'est de là-bas que viennent les esprits des trois lacs. On y trouve aussi l'une des plus grandes forêts qui soient, sans doute – la forêt Vestigion. J'ai déjà vu des photographies sur Instagram – je crois que j'adorerais y aller un jour et m'y perdre pendant des heures. On raconte même qu'il s'y trouve un vieux château hanté – même pas peur. Rien d'autre que des Fantominus un peu farceurs, si vous voulez mon avis – pas de quoi faire trembler les plus rationnels.

Je fronce les sourcils quand elle me tend une sucette, sans comprendre tout de suite – trois secondes plus tard, tout juste le temps d'hésiter brièvement, je m'en saisis du bout des doigts en osant un sourire.

Merci.

J'ouvre – non sans quelques difficultés – la sucrerie récalcitrante, en haussant les épaules à sa question.

C'est beau. Et vert. Je vivais à Cimetronelle. C'était... vraiment différent. Ici on touche un peu trop terre ferme si tu veux mon avis.

Rictus appuyé – pour sûr, vivre à Cimetronelle était quelque peu incompatible avec vertige. Il fallait aimer les hauteurs et le bruit des bois et des bestioles qui faisaient leur nid au dessus de nos toits et de nos têtes. C'était paisible, et presque tout le monde se connaissait.
C'était chez moi, et c'était chez Rhapsodie aussi.

Ombrage me frôle et je sursaute d'un rien tandis qu'elle semble se préparer à attaquer. Je m'apprête à la rappeler à l'ordre mais elle se ravise, hausse les épaules – tout du moins son mouvement y ressemble – et puis reprend de l'avance, sans plus regarder Live.

Mais bon. On a dû bouger pour le taf de mon père, donc voilà.

Ce n'est qu'à moitié la vérité – mais le reste ne la regarde pas,
le reste on s'en fout bien.

Je mordille la sucette entre mes molaires, le regard posé tantôt sur Rhapsodie tantôt sur Ombrage – de crainte qu'il n'arrive quoique ce soit à l'un ou à l'autre, de peur de les perdre de vue ou de les perdre tout court. Qu'importent les circonstances de sa capture, elle est sous ma responsabilité à présent – et je ne me le pardonnerais pas, s'il arrivait quoique ce soit.

À la question de la dresseuse, je fronce les sourcils – hausse les épaules et réponds sans hésiter.

Oui.

Je paierais cher pour retourner à Cimetronelle – peu importe même si Noah n'y est plus, peu importe si c'est seul qu'il faut traîner les bois. Les villes me terrifient, et les gens aussi – les coins les plus fréquentés m'étouffent, les rues trop désertes m'inquiètent. Les foules m'angoissent parce que j'ai l'impression qu'on me fixe et qu'on me moque, que mes failles sont inscrites à même ma peau – ce n'est, littéralement, pas tout à fait faux, bien que ces histoires tragiques soient soigneusement dissimulées sous mes manches longues – et qu'il plaît aux autres à les détailler en riant. Les allées vides, elles, ravivent les couleurs ternies des violences subies – les mémoires de prises fermes sur les poignets, de coups qui frappaient fort et peignaient le blanc de bleus puis l'éclat d'acier et du rouge macabre sur les pavés.

Je frissonne, réalise que mon souffle s'est emballé de lui-même tandis que les souvenirs se ranimaient comme les images d'un vieux film rejoué en boucle cent fois.
Rhapsodie, devant moi, s'est arrêté et me fixe – l’œil inquiet et les oreilles dressées ; et ça me fascine toujours autant, la façon dont fonctionne l'instinct de ces bestioles qui sentent venir les catastrophes avant nous autres les hommes.
J'inspire en tremblant, enfouis l'une de mes mains dans la poche de mon sweat et retiens la sucette avec l'autre – j'essaie de reprendre le fil, comme si de rien n'était.

J'ai l'impression d'avoir laissé toute ma vie là-bas. On... On m'a dit que je finirais par m'y faire. Pour l'instant j'ai pas trouvé mille raisons de rester. P't'être que pour mes études j'y retournerai, je sais pas.

Je hausse les épaules – encore.
Je sais déjà pas ce que je compte faire après le lycée – alors comment je pourrais savoir où ?

Tu étudies, toi ? Ou, euh, tu travailles, peut-être ?

Je fronce les sourcils le temps d'un instant de réflexion – j'essaie de visualiser cette partie-là de la ville, vers laquelle je ne traîne pas plus que ça. C'est un côté que je n'ai jamais trop fréquenté, sauf quand ma mère m'envoie à l'épicerie là-bas, un peu moins chère que les autres il paraît. Je crois que je vois, vaguement – mais à vrai dire mon estomac, lui, se rappelle bien plus de la boulangerie en haut de l'embarcadère que d'une poissonnerie.

Je repose les yeux sur elle quand elle me remercie – et je ne comprends pas trop, pourquoi ? J'ai rien fait d'autre que tolérer sa présence, et je n'ai pas le souvenir d'avoir été particulièrement agréable à chaque seconde. Je n'ai rendu aucun service ni évité aucun malheur – j'ai fait que traîner mes silences et mes casseroles, m'ennuyer de sa présence un peu moins à mesure que le temps passait mais en quoi ça mérite un merci ?
Je hausse les épaules, un rien désabusé.

Ça vaut pas des remerciements.

Coup d’œil sur l'écran de mon portable de crainte de voir l'heure passer ou un appel manqué – mais je ne suis pas encore en retard. Bientôt, mais c'est un détail.
Je reconnais doucement qu'on approche de l'orée des bois, alors je rappelle Ombrage dans sa Pokéball, de crainte qu'elle ne s'inquiète et ne s'échappe. Je la préfère en sécurité dans sa balle que perdue dans les rues d'une ville – j'ignore si elle en connaît les bruits et les agitations ; je ne tenterai pas le diable aujourd'hui.

Hm... Tu rentres comment ? Ma mère doit pouvoir te ramener à Sunyra, si tu veux.

Asocial mais gentleman (qui l'eut crû ?) – c'est papa qui m'a appris qu'on proposait toujours aux filles de les raccompagner.

Je hausse les épaules sans répondre mais je n'en pense pas moins – ça ne dérange jamais maman, de rendre service. Elle est comme ça, bienveillante et généreuse – bien plus que moi, même si elle dit que je lui ressemble là-dessus, le cœur sur la main et toutes ces broutilles. Je n'y crois qu'à moitié – et qu'on me demande, je me décrirais plus égoïste qu'altruiste. Soit.

On sort tout juste des bois lorsque mon téléphone vibre dans ma poche – je l'en tire, décroche et le porte à mon oreille en faisant signe à Jenna de me suivre dans les rues.

Hm ? Hm, hm. Ouais, j'arrive. Euh, même pas trois minutes ? Hmm... Ouais. Ouais... Euh, attends, dis, est-ce... Ouais non, par téléphone c'est chia... embêtant, pardon. Par téléphone c'est embêtant, je t'explique après. Ouais. Ouais, à de suite. Hm, hm.

Je raccroche en soupirant, lance un coup d’œil à Jenna et ose une esquisse de sourire maladroit. Rhapsodie trottine devant moi, c'est presque lui le guide – à croire qu'il sait pertinemment la direction à suivre.

Lorsqu'enfin je reconnais la silhouette de maman sur le trottoir à côté de sa voiture, je presse d'un rien le pas pour suivre la cadence de Rhapsodie qui s'est mis à galoper dans sa direction. Parvenu à sa hauteur, j'ouvre la bouche et puis la referme – j'ai pas franchement l'habitude de présenter des gens à mes parents.
Encore moins des filles, pour être honnêtes.

Euh, Jenna, ma mère, maman, je te présente Jenna. On s'est rencontrés aux... en traînant en ville.

Maman n'est pas dupe – mais elle fait semblant de n'y voir que du feu à mon mensonge.

Enchantée, Jenna. J'espère que Damien ne t'a pas trop ennuyée, il a mauvais caractère parfois...

Regard noir dans sa direction – elle essuie avec un sourire, l'air de rien.

Dis, euh, elle vit à Sunyra, mais euh, elle... Tu crois que... On pourrait...?
La ramener ? elle termine, en posant les yeux sur Jenna. Pas de souci, tu habites de quel côté de Sunyra ?

Elle déverrouille la voiture en nous faisant signe de grimper – je monte côté passager, déjà peu serein à l'idée de la mauvaise demi-heure que je vais passer.
Et ce n'est même pas à cause de Jenna.

Rhapsodie se glisse à mes pieds et je referme la portière. Je baisse aussitôt la vitre, en prévision des péripéties à venir, tandis que maman démarre. Blotti sous mes chevilles, aplati au sol, l'Évoli ne fait lui non plus pas trop bonne figure. Du coin de l’œil, au premier feu rouge, alors que notre invitée parle, je devine maman qui réfléchit – sans doute au léger détour nécessaire pour la déposer. Je jette un coup d’œil dans le rétroviseur pour l'apercevoir sans avoir besoin de trop détourner les yeux de la route et mon visage de l'air frais de la soirée.

Ahhh, on doit pas être suuuper éloignés, du coup. On est à la sortie sud de la ville, pas loin de la piste cyclable qui va à Kishika.

Loin du tumulte de la route six et de son trafic ininterrompu – ses embouteillages, ses coups de klaxon et les idiots qui s'amusent à faire gronder leur pot d'échappement, et qui enfument le voisinage bien plus qu'ils n'emballent les nanas.

On quitte les tournants et la signalisation de Fort-des-Songes pour la route six – Grande Avenue suractive, mais au moins, à cette heure-ci, elle roule bien. Et elle a l'avantage de ne pas avoir trop de virages brusques – pourtant, je sens très vite la nausée monter et qui me force au silence (non pas que ce soit forcément un détail qui me dérange). Les yeux clos, j'attends que ça passe – et c'est maman qui fait la conversation, en interrogeant Jenna sur le trajet. J'entends des bribes sans vraiment y prêter attention – elles parlent d'études, de travail, de la vie à Lumiris et Sunyra, de Pokémons, du small-talk qui n'est pas suffisant pour me détourner de mes hauts-le-cœur acharnés.

Hop, je crois qu'on y est.

Je rouvre les yeux, un peu hagard et à moitié ensommeillé – j'ai dormi ? – pour regarder autour de moi. Je reconnais les bâtisses typiques de Sunyra dans les dernières lueurs du soleil bientôt couché.

Tu veux qu'on te dépose un peu plus près ? Tu n'es pas trop loin ? Tu dois marcher combien de temps ?

Je reconnais dans ses intonations l'inquiétude d'une femme qui sait comme les rues le soir peuvent être hostiles – j'ai grandi en n'ignorant pas ma chance d'être homme à la nuit tombée.

Si faut j'peux la raccompagner... je souffle en me redressant d'un rien pour m'étirer, en jetant un coup d’œil en direction de la passagère, l'interrogation silencieuse.