Cliquetis vif qui ralentit progressivement ; tes doigts qui survolaient sans que tu aies à le regarder ton clavier (appris par coeur à force d’en user les touches) achèvent leur martelant balai sur une ultime pression.
Enter
Message envoyé, rendez-vous donné.
(de nos jours, rien de plus facile que de prévoir des rencontres)

Tu te laissas aller contre le dossier de ton siège en calant les mains sur l’arrière de ton crâne. Tes yeux survolèrent une dernière fois les échanges récents avec ton nouveau client (un certain Damien dont tu ne savais rien si ce n’est qu’il avait un souci d’ordre informatique, le reste t’importait peu), à la recherche d’un éventuel oubli de ta part dans les questions posées ou les conseils donnés. RAS.

Ne te restait plus qu’à attendre que ton nouveau client amène le patient (un PC portable avec quelques soucis de cartes), tu lui avais indiqué à quel interphone sonner (avec précision, puisque ta soeur jumelle était aussi ta voisine et que ça cafouillait souvent entre les deux étiquettes Stark).

En te levant tu t’étiras un peu, pour faire circuler le sang dans tes membres engourdis par des heures passées devant ton ordi (et une nuit passée sans dormir). A force, pas étonnant que ton teint soit aussi blafard que celui de l’écran LED. Pour te donner un coup de fouet tu sautas dans la douche puis descendit une canette de boisson énergisante.

En attendant l’arrivée de l’étudiant paniqué, tu t’affalas sur le canapé et fermas brièvement les yeux. Ce n’était pas pour partir en quête de sommeil, juste pour qu’ils te tirent un peu moins. Quand ce fut le cas tu décidas de faire un raid sur le frigo de Gladys, profitant qu’elle soit au travail.

A l’heure prévue, une sonnette te cria que ton rendez-vous était là. Tu te traînas jusqu’au panneau équipé d’un micro pour appuyer sur le haut-parleur. Un « J’arrive. » sobre, lancé avec la certitude qu’il ne pouvait s’agir que de ce Damien (qui d’autre pourrait se pointer au pied de ton immeuble et sonner chez toi ?). T’enfilas tes chaussures, sortis sans verrouiller la porte et descendis par l'ascenseur.

Dans le hall, une pression sur un bouton te permit de franchir l’entrée (en frissonnant, il faisait encore froid et t’avais pas mis de pull). Dans un même temps t’avais sorti ton téléphone en le sentant vibrer dans ta poche. Ainsi ton regard ne partit en quête d’un ado avec un ordi sous le bras qu’une fois dehors.
La seule personne qui correspondait à cette description avait des cheveux noir corbeau et des yeux bleu cobalt que tu reconnus facilement.

Tu restas incrédule deux secondes en découvrant son visage, avant qu’un tic ne creuse les pentes de ton nez.
Claquement de langue pour témoigner ton déplaisir.
« Me dis pas que c’est toi, Damien. »
Si seulement ce n’était pas lui. Mais t’étais pas assez idiot pour y croire.

Ironie tordante.

Tu pensais pas le revoir de sitôt. Tu pensais que le Colisée c’était juste un coup de (mal)chance, de ces événements qui se produisent une fois tous les trois mille ans lorsque les planètes s’alignent. Votre rencontre avait été catastrophique (on se demande pourquoi, pour qui) mais t’étais d’autant plus persuadé que vous n’étiez pas destinés à vous recroiser.
Le monde est grand
(surtout pour les matinaux et les marginaux)
Mais visiblement pas assez pour que vous cohabitiez sans vous heurter encore.

Voilà que sa route le conduit tout droit à toi, et tu vois bien qu’aucun de vous ne s’en réjouit.Tu le constates à son recul instinctif, à ses poings qui se crispent (pas pour te frapper cette fois), à la manière dont il te regarde (comme si t’étais qu’un cauchemar, tu reconnais la panique et l’asthénie dans ceux qui savent que les vrais monstres ne se cachent pas sous le lit
tu sais par cœur ce que c’est, souhaiter se réveiller de la réalité
ça résonne tellement que t’en restes figé)

Il savait pas trop s’il devait fuir, rester, se battre, capituler ; tu croisas les bras en attendant, sans prendre la peine de confirmer ton identité (s’il avait deux neurones il saurait que ton silence faisait office d’aveu). A part ton irritation palpable t’avais l’air parfaitement calme, de l’extérieur. De l’intérieur t’avais pas connu la paix depuis si longtemps, une bataille de plus ou de moins ne changeait plus grand chose aux ravages déjà causés. Il n’existait rien pour éteindre les flammes de la guerre qui crépitaient dans tes iris mentholés.
Damien n’était qu’une victime de plus à ne pas déplorer.

Il prit finalement la parole, et tout en l’écoutant tu lus les sous-titres du script. Aucun de vous n’était heureux de cette situation, s’il le pouvait il se serait déjà tiré (plutôt crever que de supporter ta présence néfaste, que de compter sur toi).
Mais le gosse n’avait pas le choix. L’avais-tu ?
Tu pouvais le laisser à sa galère pour le tourmenter un peu plus.
Ou tu pouvais l’aider.

Tu gardas le silence quelques secondes, à peser le pour et le contre. Et aucun indice quant à ta décision ne filtra dans ta voix lorsque tu répondis enfin. « Je devrais peut-être augmenter le tarif, si c’est si urgent. » T’agrafas la commissure gauche de tes lèvres un peu plus haut pour te foutre un peu plus de lui.
Mais au fond tu savais que tu pouvais pas refuser. T’étais dans le milieu depuis un moment maintenant, alors même si ça te passionnait pas foncièrement t’avais ta fierté professionnelle (seule forme d’auto-respect encore vivante en toi).

Et puis concrètement, si tu l’appréciais pas, tu devinais facilement que de vous deux c’était lui le moins heureux. Toi t’avais juste pas envie qu’il te prenne encore la tête, surtout si c’était pour exploser de plus belle. Tu le détestais comme tu détestais tous les gamins chiants, c’était juste que celui-là était en prime accablé de terreurs qui s’associaient mal avec toi.

Décroisant les bras, tu t’approchas lentement du brun en guettant tous ses gestes. S’il détalait maintenant t’aurais pas à faire ça (détale, allez).
Il n’esquissa qu’un pas en arrière, rapidement avalé par tes foulées plus longues. Une fois assez proche tu te penchas, soufflas
« T’as dû voir ma note sur le net, alors me prends pas pour un amateur demi-portion. »
Avant d’attraper la sacoche suspendue à son épaule pour la balancer par-dessus la tienne.

Sans l’attendre ni même surveiller qu’il te suivait (t’avais son ordi en ôtage, il n’aurait pas le choix), tu te dirigeas vers le portail en plexi. « J’te préviens, si tu me saoules ou que tu me refais une scène comme au safari tu pourras te démerder. »
Condition sine qua non de ton aide, il devrait se tenir à carreaux.

Tu le guidas à travers le hall recouvert de carrelage marbré, vos pas résonnant à travers l’espace vide. Comme tu venais de descendre l'ascenseur était encore là, à attendre qu’un résident l’appelle à la rescousse pour éviter les escaliers.
L’ascension se fit dans un silence incommodant (au moins étiez-vous d’accord pour éviter toute palabre inutile), face au reflet diffamateur d’un miroir qui surjouait l’éclairage trop blanc de la cabine. Tu te souvins la première fois que tu t’étais vu face à lui ; il t’avait fallu bander ta volonté pour ne pas éclater ton poing dessus.

Une fois dans ton appartement, tu te dirigeas vers le canapé en cuir noir pour y déposer la sacoche du gamin tandis qu’il te pose une question fort peu utile. « Si je te pose une question, ou que ce que tu as à dire est intéressant. »
C’est-à-dire, rarement.

Ton salon était grand et lumineux, grâce à la baie vitrée donnant accès à un balcon que t’investissais souvent pour fumer. La pièce était chichement ornée de quelques étagères recouvertes de bouquins et autres CDs, d’un meuble télé soutenant un écran incurvé qui faisait face à une table basse. Dans un coin se trouvaient ton siège à roulettes et ton ordinateur - une unité centrale puissante et silencieuse, un clavier en angle et deux écrans HD.

T’avais un chez toi agréable, pourtant les seules traces de vie étaient la tasse vide qui traînait sur la table, le plaid jeté sur le canapé et le bordel sur ton bureau - preuve que t’y passais le plus clair de ton temps.

Avant de te mettre au boulot tu passas rapidement dans la cuisine pour y récupérer une canette de coca (une seule parce que tu faisais un hôte pitoyable, à force d’isolement). C’est en revenant dans le salon que tu remarquas Damien debout du côté de l’entrée. Tu t’arrêtas en fronçant les sourcils. « Tu sais si j’avais besoin d’un porte-manteau, j’en aurais acheté un. » Puis tout en te déplaçant (d’abord le coin travail pour récupérer des outils, puis le coin canapé/table/télé où attendait le patient) tu ajoutas « Mon canapé n’est pas piégé. »

Tu t’y installas toi-même en déposant ta petite boîte à tournevis et ta canette sur le meuble, puis sortit l’ordi portable du brun et commenças par l’examiner. Il n’avait pas l’air tout jeune, mais t’émis un mmh approbateur en notant qu’il était tout de même bien entretenu. « Il a quel âge, déjà ? » Formulation étrange (on dirait presque que tu parlais d’un être humain). Ton regard alla de l’objet à son propriétaire. « Il a dû laguer récemment, non ? »

Des questions posées avec une froideur mathématique, puis tes mains qui commencent à s’activer ; tu déposes le pc à l’envers sur la table et sors un tournevis pour le dépecer à gestes précis et efficaces. Te mettre au travail t’aida à te détendre : tu savais ce que tu faisais, il ne pouvait pas y avoir de grosse surprise, rien n’était illogique ni insolvable, tout était sous contrôle et facile.
T’avais moins à penser à la présence dérangeante non loin. Ni à ce qu’il t’avait fait, ou ce que tu lui avais fait (ce que vous vous étiez infligé mutuellement).
Les machines étaient plus faciles à gérer que les humains, pour toi.

T’en avais connu, des clients qui auraient déjà jeté un ordi vieux de quatre ans. Certains estimaient qu’une réparation n’était qu’une perte de temps, quand la mauvaise foi s’en mêlait on pouvait même entendre que ça coûtait autant ou plus cher que d’en acheter un neuf. Objectivement tu trouvais la société de consommation très bien ficelée, elle savait créer l’envie et le besoin. Subjectivement tu te disais qu’il n’y avait pas plus hypocrite que des slogans pour annoncer qu’un produit est devenu respectueux de l’environnement, ça revenait à avouer qu’avant ce n’était pas le cas. Et concrètement, qu’est-ce qui a réellement changé entre-temps ?

Pour le coup tu étais face à quelqu’un qui préférait la réparation. Était-ce par conscience écologique, par attachement sentimental, ou par manque de moyens pour remplacer ? Tu t’en fichais bien, poser des questions de ce genre ne faisait pas partie de ton job (dans les commentaires sur internet te concernant on pouvait lire que t’étais pro mais pas très amical, t’avais envie de répondre qu’aux dernières nouvelles ils avaient payé pour que tu rafistoles leur pc pas pour que tu deviennes leur pote).

Cela dit, tu trouvais la démarche de Damien plus intelligente que de se racheter un nouvel ordinateur tous les ans parce qu’on ne sait pas en prendre soin ou que le modèle plus récent promettait de meilleures performances. D’autant plus lorsqu’on a pas besoin de capacités ultra-élevées, que c’est juste pour le plaisir.

Bref, t’avais du pain sur la planche. Désormais centré sur ta tâche, tu ne pensas que distraitement à un lien entre les mises à jour système et ses soucis récents. Parfois tu te disais que les développeurs foutaient volontairement la merde sur les vieux appareils, ça avait de quoi agacer.
De la main gauche maintenir le tournevis à la verticale, de la droite tourner. Trois vis retirées, une gorgée de coca. C’est à peine si tu sens le brun partir à la découverte de ton antre, le pas discret sur le parquet vernis, les yeux curieux arpentant les étagères.

Face aux bouquins il te posa une question qui n’entrait pas dans votre contrat verbal, qui lui attira un regard courroucé. Ce n’était pas grand-chose en soi, il n’était pas allé fouiller dans des dossiers secrets. Cependant tu détestais qu’on s’interroge sur toi, sur le genre de personne que tu étais ou n’étais pas - et tu savais qu’un bibliophile n’aurait aucun mal à tirer des conclusions de tes lectures, qu’un mélomane pourrait lire ta partition au travers de tes écoutes.

Une réponse sarcastique te chatouilla la gorge, mais tu la gardas pour toi. A la place tu te penchas de nouveau sur ton travail ; plus vite t’en aurais fini plus vite il dégagerait. « La cuisine est sur ta droite, les verres au-dessus de l’évier. Regarde dans le frigo. » Le plus concis possible. Ta cuisine était propre et plutôt moderne, et surtout t’y cachais rien (à part quelques couteaux) alors au moins il te foutrait la paix quelques minutes avec sa curiosité.
Au pire, il se demanderait peut-être comment tu survivais avec un réfrigérateur aussi vide.

Pendant ce temps, un dernier tour te permit enfin de retirer la couche qui protégeait les entrailles de l’engin. En voyant la poussière tu plissas le nez, mais ne fût pas surpris (rares étaient ceux qui pensaient à la retirer régulièrement, ou avaient le courage de le faire). Un coup d’œil à la carte wifi, puis tu te relevas pour fouiller près de ton unité centrale à la recherche d’un remplacement potentiel (il t’arrivait de commander des pièces que tu stockais ensuite pour ce genre de cas, au hasard des bons deals de la toile) ainsi que du nécessaire pour un petit nettoyage.

« Je vais déjà le nettoyer, et changer d'office la carte wifi. » annonças-tu dans un esprit cartésien.
Tu préférais annoncer les étapes importantes avant qu’on te demande.

La poussière qui avait étouffé précédemment les entrailles de l’engin était désormais dispersée sur la table, en fine couche qui opacifiait le verre. Avec ça le ventilateur devrait pouvoir tourner à plein régime. Tu t’attaquais désormais à l’étape suivante : changer la carte wifi. Tes doigts noueux se transformèrent en pinces de précision que tu maniais avec minutie.
Tu faisais preuve alors d’une patience et d’une délicatesse dont on ne te soupçonnerait plus, derrière tes poings serrés ou ton fiel corrosif.

Quant à Damien, il est occulté de ton esprit. Tu captas vaguement l’eau couler - devinas qu’il n’avait pas osé ouvrir le frigo -, puis plus tard ses pas feutrés sur le parquet, le plissement du papier. Tu ignorais les traces de sa présence, toute ta concentration dédiée à ta tâche ; le composant vieillissant traînait désormais avec les petits moutons noirs, tu avais presque fini d’installer son remplaçant.

Finalement, ces minuscules organes électroniques fonctionnaient un peu comme ceux d’un humain. Le courant électrique remplaçait le sang, aucun coeur ne battait, ils restaient froids tant qu’ils n’avaient pas servi, mais ils avaient eux aussi une durée de vie limitée et demandaient parfois à être changés.
La différence étant qu’utiliser un tournevis est autrement plus simple que d’ouvrir un abdomen au scalpel.

Tu venais tout juste de finir la greffe - ne restait plus qu’à tout refermer puis réveiller la bête - et t’étais relevé pour soulager un peu ton dos lorsque t’entendis le gamin s’interroger sur toi - quoi, il avait pas fini ? Il se prenait pour détective conan ou bien ? -, sur l’extinction de ton sourire.
Mauvais pressentiment.

Tu te retournas, prunelles déjà chargées, prêtes à tirer - feu à volonté. « J’t’en pose, des… » Silence. Le venin reste dans ta gorge, sur ton palet, sur tes lèvres - tu manques de t’étouffer avec, tu veux t’humecter la bouche mais ta langue ne répond plus.
Tu fixais le petit rectangle de papier glacé qu’il tenait et lentement, ton sang se figea.
(la peur de savoir ce que révélait cette photo te tétanisa)

Durant quelques secondes tout s’immobilisa dans la pièce, comme si l’air lui-même retenait son souffle par crainte de troubler ce calme - celui qui annonçait les tempêtes les plus dévastatrices, la dernière éclaircie avant que les trombes ne dévastent tout sur leur passage.
Au froid succédèrent les flammes, celles qui illuminaient ton regard lorsqu’il retrouva celui du brun - océan brûlant de fureur pure, bûcher de haine pour cet infamant qui profanait ton domaine.

Tu te contins tout juste le temps de l’atteindre, de lui arracher le portrait pour le regarder -
marcher sur les miettes de ton coeur brisé en t’aventurant sur les images de ton passé
Et c’est par peine plus que par rage que tu agis - les deux se confondaient si bien en toi qu’on s’y trompait souvent.

Tenant toujours ce précieux mémento de la main gauche, ta droite encercla vivement la gorge du gosse. Tu le fis reculer de force jusqu’au mur le plus proche - vos pieds s’emmêlant plus d’une fois dans la précipitation, vous chaviriez -, le plaqua brusquement - tu te fichais bien qu’il ait mal, au contraire tu souhaitais que ça -
Qu’il souffre autant que toi en cet instant.
Qu’il paie pour avoir osé raviver ces souvenirs.

« Qui t’a permis de fouiller dans mes affaires ? » Ta voix n’était qu’un grondement ténu, une corde tendue prête à céder - le point de rupture était si proche, trop proche. Tu resseras un peu ta prise autour de sa trachée en te penchant vers son visage, si près qu’il devait sentir la brûlure de ta respiration saccadée. « Qui t’a permis de me poser des questions, hein ? » Qui t’a permis de poser les yeux sur ces choses si précieuses que j’ai tuées et enterrées moi-même ? « Qu’est-ce que ça peut bien te foutre, que le gamin sur cette photo ait disparu ? » Tu veux savoir comment j’ai tout foiré pour en rire ? « Tu le connais pas, et tu me connais encore moins. Si tu tiens à ta langue, tiens-la mieux. »

C’était douloureux de croiser cet enfant au sourire innocent, pas vrai ?
La ferme
Douloureux de revoir ses amis tels qu’ils étaient avant, non ?
La ferme !

Mais rien ne taira
ta faute.

Il t’appelle tu l’entends pas - trop de bourdonnements dans tes oreilles, le sang qui continue d'affluer à tes tempes ton cœur qui menace d’exploser, la loi de la déraison qui prime et opprime, détestable hérésie qui souille tout ce qui t’entoure.
Ta colère comme des volutes incandescentes autour de toi, comme un soleil trop intense brûlant le bitume de ton âme - parce que rien d’autre ne fonctionnait tu l’as veinée de noir pour essayer de la maintenir en place, mais les fissures sont toujours là.

Plus visibles que jamais quand tes doigts les redessinent sur sa peau fine.

Il t’appelle et te supplie mais qui entendrait sa voix étouffée, ses appels à l’aide, dans un carnage comme le tien ? Aucun ange, aucun démon, personne. Y’avait que vous deux, lui dont les yeux s’emplissaient de ces terreurs que tu avais déjà devinées - qui apparaissaient plus claires que jamais -, toi qui restais aveugle et sourd. Chacun s’écorchant sur les bords de l’autre.

Dix ans.
Dix putains d’années.
Ta douleur était de celles, si vieilles, qu’elles se fossilisent à jamais. Elles deviennent le joyau d’une couronne brisée
Le temps guérit toutes les peines c’est faux, certaines deviennent aussi dures - aussi rares aussi précieuses - que du diamant.

Tu savais qu’il n’avait rien fait, que c’était pas sa faute - t’aurais pu lui dire clairement de ne rien toucher, de rester immobile sur le canapé, tu l’avais pas fait. Maintenant il en payait le prix, condamné sans crime et toi tu te voulais inquisiteur de cette faute qui te revenait - qui voulais-tu punir au fond, de vous deux ?
Il était innocent.

Ta poitrine se soulève trop vite, tu respires si fort que la tête te tourne, les sensations se dissipent se mélangent et cèdent aux émotions brutes qui provoquent des émeutes en toi. Le monde disparaît, Damien y compris ; ne reste de lui que sa prise gelée sur ton poignet, sa respiration qui s’acharne dans sa gorge, son palpitant qui pulse contre ta paume, sa pomme qui racle quand il essaie de parler - s’excuser encore pour ce que tu lui fais,
pour ce qu’il t’a fait,
pour ce qui l’effrayait,
pour ce qui te dévorait.
(Entre vous plus d’assaillant ni de victime)

La litanie finit par t’atteindre au travers de ton tapage, tu clignes un peu des yeux, réalise - t’étais en train de le tuer, l’assassiner
il allait étouffer comme Kattie
périr comme elle par ta main.

Alors tu le lâches d’un coup, un hurlement étranglé de terreur t’échappant. Tu recules de quelques pas, trébuches et finis à genoux - pauvre pécheur devant l’autel, prier ne te sauvera plus.
Trop tard.

Arceus seul sait combien de temps tu restas stupéfait, souffle coupé, peau moite, pulsations douloureuses le long de tes artères te déchirant. Tu fixas sans vraiment les voir, l’air stupéfait, les lattes veinées de ton parquet. Différents passages de ta vie défilaient comme si ta rétine n’était plus qu’un vieux projecteur rouillé par l’âge, mais à chaque fois le film s’achevait de la même manière : ta main qui la pousse elle tombe tu t’écroules
Fin, aucun happy end, pas d’échappatoire
(État de choc)

Ta conscience revint par petits bouts, d’abord le toucher, puis l'ouïe, jusqu’à ce que tu puisses relever le menton. Tes iris encore embuées trouvèrent celles de Damien, lui aussi affaissé au sol - incapable de rester debout seul - et tes lèvres se plissèrent. Éclair de culpabilité dans le regard.
Tu savais pas quoi dire.
(comment t’excuser pour ce que t’étais devenu)

Finalement tu te levas le premier. Quelques pas vers lui, tu lui tendis presque timidement la main.
« Tu peux te lever ? »
L’intonation est encore un peu rauque, rustre
mais c’est un petit pas hors des décombres.

Pardon qui résonne encore et toujours maintenant que vous êtes vidés de tout, et tu hésitas un peu-
un peu perdu
(très maladroit)

Avant de reprendre la main tendue, la passer sur ta nuque en soupirant. Tu savais plus où te mettre ni comment te comporter. Tout était si confus, tel un brouillon géant esquissé au fusain - c’était vous, bordéliques au possible, qui laissiez des traces et deveniez troubles dès qu'on vous touchait, sans aucune ligne droite pour vous guider - mais le rectiligne n’existe pas dans la nature, pas vrai ?
Il n’y a que vagues (à l’âme),
courbes (d’échine),
et spirales (d’émois)

T’étais mal à l’aise, sans savoir exactement pourquoi - tu t’en voulais de ton excès de violence mais ce n’était pas tout. Quelque chose de plus complexe était en train de se tisser à ton insu. Alors tu le regardes, lippes encore finement scellées, et t’essaies de comprendre à travers ses larmes ou ses azurs ou toutes ses fêlures si semblables aux tiennes.

Et tu l’écoutas déballer tout ce qui lui pesait (vous harassait) tout ce qui le peinait (vous mutilait) en sentant des tremblements naître dans tes membres, d’abord petites secousses imperceptibles qui s’intensifient et s’intensifient - finissent par affoler le sismomètre et ébranlent tout jusqu’aux convictions.
Inconsciemment à sa place tu vis un autre gamin aux joues humides, qui t’observait au travers d’un miroir en te demandant pourquoi, qui te répétait encore et encore ces pensées assassines.

Parce que tu savais plus vraiment qui t’étais non plus, parce que t’avais pas demandé à être sauvé non plus, t’avais pas demandé à devenir ça. Un amas de rage, de peines, de peurs. Mais la vie est une belle garce, tous les dieux sont morts ou se sont détournés des hommes et même lucifer craint votre insanité quand vous vous égarez.
Parce que le monde tourne pas rond et qu’à vos lèvres brûlent les pardons.

Chacun de ses mots résonnait en toi et tu commençais à te reconnaître en lui, quelque part (à le comprendre). Instinctivement tu t’accroupis en face de lui, jambes en tailleur, les doigts entremêlés qui s’agitaient nerveusement. Tu revivais tous ces instants où t’avais aussi frôlé la limite - cette nuit sur le toit en plein hiver, l’autre dans les toilettes de l’école, toutes celles dans ta chambre chez tes parents, la tentative presque réussie dans la baignoire

Tu t’étais immolé tant de fois par la pensée, imaginé en finir si souvent que la vie te paraissait moins réelle que la mort
Pourtant t’étais encore là, face à ce gamin qui se débattait comme toi
(vous étiez pas si différents, t’avais juste eu plus de temps pour apprivoiser les douleurs qu’il savait si bien raviver)

« Arrête. »
Supplique simple, formulée d’une voix brisée.
Tu voulais pas en entendre plus.

Aucune larme ne coula - t’en avais déjà trop versées -, mais c’était tout comme. T’enfouis le visage dans tes paumes, les épaules prises d’un sanglot muet. Incapable de trouver les bons mots. Tu comprenais tout ce qu’il venait de dire, seulement que voulait-il que tu répondes ? Tu savais déjà pas te raisonner toi-même, t’étais pas psy. C’est donc par dépit que tu lâchas « Tu crois que j’avais envie de m’en sortir, moi ? J’ai déjà du mal à garder la tête hors de l’eau, alors n’en rajoute pas. »
La fatigue qui pesait dans chaque syllabe ne datait pas de la veille.

Paupières closes, plongé dans l’ombre, tout était plus facile (plus calme). Tu pus enfin dire « J’ai merdé aussi. Désolé. » avant de relever la tête. « Comme ça on est quittes. »
T’espérais briser cette chaîne malsaine qui se formait entre vous.
Signer vos adieux (aux armes).

Il paraît que quand on atteint le fond on peut que remonter, mais vous saviez que c’était pas vrai. C’est pas vrai quand on vous a bandé les yeux, que vos rotules sont explosées, que la chute a été trop dure. Vos hurlements sont autant d’appels à l’aide pourtant vous mordez chaque main tendue, parce que celle qui vous a poussés dans le trou aussi était tendue - celles des brutes qui acculent au mur et brandissent le poing, celle d’un enfant qui voulait pas mais quelqu’un ou quelque chose d’autre en a décidé autrement.

Qui allait s’excuser pour vous avoir bousillés ? Qui était responsable de cette mise en scène pitoyable où vous vous excusez mais peu importe vous vous blessez - que ce soit l’un l’autre ou vous-même, parce que c’est si facile quand on est brisé.
Suffisait de se pencher et oh, un éclat de cœur ici,
un trou béant là,
et dans les doigts une lame.

Et ils ne savent pas les innocents, ils ne savent pas les bienheureux
On pense que c’est une idée folle de se faire du mal quand tout va bien
Mais quand c’est pas le cas on s’en fout un peu, détruit pour détruit autant savoir par qui et pourquoi. Et après tout si le désespoir est si lourd et le bonheur si volage,
qui se demande encore pourquoi la vie est si fragile ?
(si ce n’est pour qu’il soit facile de l’ôter quand ça va pas, comme on retirerait un imper après l'orage)

Tu sens tes entrailles se tordre, la bile remonter - c’était trop d’un coup ce qui vous arrivait - et quand tes prunelles s’égarent sur ses poignets tu devines derrière ses manches longues les mêmes cicatrices que sous tes bracelets.
Tu sais pourquoi il s’acharne sur cette partie de son corps.
Mais tu dis rien parce que tu sais comme ça démange, quand on a autant souffert que vous la douleur devient à la fois le fardeau qui nous ploie et la drogue qui nous soulage. Shootés à la cortisol.

Damien continue de renifler et toi t’as encore l’œil vide, le visage si éteint quand tu le redresses à nouveau vers lui - tu sentais l’engourdissement te gagner comme après une nuit passée à s’épancher, réaction typique après une surcharge d’émotions. Et il te dit ces choses que tu sais aussi, ces choses que vous vous dites pour vous rassurer - on se raccroche à ce qu’on peut, même la plus fine des racines. Et on est conditionnés pour trouver ça beau l’amour, c'est grand, ça donne la foi, ça déplace des montagnes et scinde des mers.
Ça réchauffe quand on sait que quelqu’un attend qu’on revienne quand on s’en va trop loin. Ces petites pensées qui s’accumulent sont votre fil d’Ariane.

Mais qu’en est-il quand on détruit ceux qu’on aime ?
Tu sais que tes parents t’aiment (c’est juste qu’ils sont plus tout à fait les mêmes depuis que Ivy a disparu c’est pour ça qu’ils ont pas su comment t’aider), tu sais que Gladys mourrait pour toi (et ça te fait peur en réalité parce tu le mérites pas, elle a déjà tant donné dans l’espoir de te sauver alors que t’as jamais rien fait d’autre pour elle que l’écorcher, mais t’imagines que ça fait partie de votre relation cet abandon dans l’autre).
Et Kattie tu l’aimais aussi, Kattie si douce, Kattie aux joues roses, Kattie au rire cristallin.
Alors tu te demandes ce que ça vaut vraiment, oui,

« Ça vaut quoi l’amour quand il détruit ses icônes ? »
Qu’y a-t'il encore de pieux, là-dedans ?
Y as-tu encore droit ?

Le son rauque de ta propre voix te fait ciller, tu réalises après coup que c’était pas qu’une pensée. Oh, peu importe. T’as pas la force de t’en soucier. Tu cherches du regard les saphirs de Damien en même temps que tu fouilles dans ta mémoire sa dernière question.
Si tu le détestais.

« Je sais pas si je te déteste. » Et c’était vrai ; deux heures plus tôt t’aurais répondu plus clairement, mais pour le moment cette haine viscérale que tu portais au monde entier n’était que braises incandescentes.
Avant ce jour tu le détestais comme tu détestais le monde entier. Et maintenant ?
« Sans doute un peu. Mais plus pour les mêmes raisons. »
Tu le détestais comme toutes les choses qui te rappelaient ce qu’il y a de pire en toi : comme d’une colère diffuse envers toi-même.
Ce n’était pas vraiment lui que tu supportais pas, c’était la part de toi en lui.

Tu te relevas alors, à gestes patauds - chacun de tes muscles pesait une tonne, vous étiez restés combien de temps par terre ?
(une vie entière)
Tu passas lentement les mains sur ton visage, ajoutas d'un ton bourru « J’ai besoin d’une clope. Tu restes là ? » sans vraiment proposer ton aide cette fois.
Retour à une situation déjà vécue mais les choses changeaient, par petites doses imperceptibles.

Peut-être était-ce inéluctable, oui. Peut-être était-ce votre destin que de répandre du sel sur vos plaies - trop nombreuses si mal cicatrisées.
Peut-être que vous n'aviez pas le choix quand les échos se faisaient si criants, quand un reflet dystopique de l'être que vous souhaitiez détruire par-dessus tout vous faisait face.
(Quand vous vous offriez mutuellement la chance de lapider votre propre personne)

Et après vous être écorchés vifs de la sorte vous pouvez que constater encore les dégâts de l'autre, leurs similitudes aux vôtres. Alors tu sais qu'il comprend quand tu dis pas pour les mêmes raisons, rien d'explicite au verbal mais tout est dans le regard et les maux en filigrane sont plus explicites que n'importe quel mot.
Tu sais aussi qu'il te déteste de la même manière, sans doute un peu (pas beaucoup, pas totalement.
Pas en vous ressemblant tant)

Mais pour cette fois la trêve est signée, vous n'avez plus de venin à déverser.

Damien finit par se relever, te demande l'accès à ta salle de bains du bout des lèvres - pas besoin de traduction. « Au bout du couloir, porte du fond. » Indiques-tu assez distraitement, tout en vérifiant si t'avais bien ton paquet de clopes et de quoi faire du feu sur toi. Tu glisses un regard vers le gamin, hésite un peu avant d'ajouter « Y'a une trousse à pharmacie dans l'étagère au-dessus de l'évier. »
Juste au cas où.

Il part se rafraîchir, toi tu vas profiter de ton balcon sans fermer la porte. Cigarette encore éteinte entre les lèvres tu t'agaces sur ton briquet, les doigts encore parcourus de trémulations.
Véritable soulagement quand la flamme vient enfin lécher le papier blanc, et la première bouffée a une saveur divine (nicotine qui t'asphyxie).

L'apaisement que tu éprouves alors, quand tes bras reposent sur la balustrade et que ton regard parcourt la ville sans s'arrêter aux détails, te paraît surréaliste. Oh, tu sais que ça ne durera pas - ça ne durait jamais.
Ce n'était qu'une accalmie entre deux tsunamis, et un engourdissement total plus qu'une paix intérieure.
Après quelques minutes passé seul dans cette bulle, la voix de Damien semble te parvenir de très loin.

Sa remarque t'arrache une esclaffade. « Pas vraiment, non. Et toi tu pensais sans doute pas recevoir ce genre d'aide. » Aide étant à prendre avec d'énormes guillemets pour exprimer le second degré. Les racines de l'ironie sont profondément ancrées en toi.
Tu tends le cou pour souffler un panache vers le ciel cotonneux. « J'finis ma clope et je me remets au travail. Tu pourras le rendre, ton devoir. »

La seule chose que tu garantis pas ce sont les heures de sommeil qu'il devra bouffer pour terminer avant la deadline, parce que tu connais rien de ses capacités scolaires ou dudit devoir. Quoi qu'il en soit le gosse a perdu assez de temps ici, pas vrai ? Et vous vous êtes assez amochés pour aujourd'hui.
Et te concentrer sur un domaine que tu maîtrises te fera du bien.

(On taira que ta sale habitude reprend le dessus : tu fuis quand on t'approche un peu trop.
Damien est déjà trop près.)

Tu te doutais qu'il blaguait en te demandant de faire son devoir pour lui. Ça n'empêcha pas que ta première réaction fut de tordre le cou pour lui lancer un regard explicite - même pas en rêve, le môme. Au cas où ce n'était pas assez clair, tu rajoutas « J'ai pas arrêté l'école au lycée pour me taper les devoirs des générations suivantes. »

Débrouille-toi.
Tu l'avais encore rembarré, mais quelque chose avait changé. T'étais presque aimable dans tes inflexions - et ça te fait bizarre, de t'entendre ainsi.
Ça te fait bizarre de pouvoir (pour la première fois depuis longtemps) discuter calmement, sans chercher une faille chez l'autre dans laquelle t'engouffrer pour lui causer du tort.

Damien finit par se rapprocher du bord, timidement. Sa nouvelle prise de parole te donna l'impression qu'il cherchait à se mettre à l'aise - ou du moins à éviter qu'un blanc gênant ne s'installe. En tirant une une nouvelle taffe, tu te remémoras tes années lycée par images disperses. Tu ne les avais pas vraiment vécue, en réalité ; après la mort de Kattie tu t'étais abandonné au point de ne plus y accorder la moindre importance. Tu avais presque oublié que les lectures pouvaient être aussi chiantes.

Certains appelleraient des classiques, tu pensais que ça ferait pas de mal aux jeunes de lire des œuvres plus récentes. Non pas que tu aies pris la peine ne serait-ce que d'acheter les bouquins demandés à l'époque. Ça te pénalisait sur les devoirs leur étant dédiés, mais au pire internet te renseignait bien et tes notes en sciences compensaient largement tes quelques bulles en langues ou en sport. Surtout en sport. Tu séchais tous les cours, au bout d'un moment tu t'étais simplement arrangé pour être dispensé (tout pour ne pas monter ton corps, tes bras).

Finalement le silence trouva sa place entre vous, comme un invité trop imposant ou un mur invisible. T'aurais pu le mettre à la porte, le démolir, si t'avais été sûr de le vouloir.
Or t'étais pas sûr de grand-chose.
Le premier à se pencher par-dessus cette tierce entité entre vous fut Damien, pour te demander une cigarette. Tu tournas la tête pour le regarder, un sourcil haussé. « T'as l'âge de fumer, toi ? »

Moralité feinte grossièrement, comédie abandonnée quand tu lui tends ton paquet oouvert ainsi que ton briquet. T'étais pas plus vieux que lui quand t'avais commencé, ce n'est donc pas toi qui allais lui faire la morale.
Surtout quand ça ne regardait que lui et qu'il semblait assez grand pour prendre ses propres décisions.
Vos vapes s'élevèrent en même temps dans une brève danse, avant de se dissiper. Tu les observas stoïquement. « T'es scolarisé à distance,  c'est ça ? »

Allez savoir pourquoi tu l'interrogeais à ce sujet. En tout cas tu te doutais que ce n'était pas une décision prise à la légère, cette pratique n'était pas si répandue et la plupart des parents préféraient tout de même l'école classique. Qu'est-ce qui l'avait mené à ce choix ?