Une jumelle.

J'observe par dessus mon épaule le crépis des murs et les tuiles rouges des toits, l'éclat de la lumière à son zénith, j'écoute trembler les rues et frémir le vide – voici donc ce qu'on est, Elyas,
voici donc ce qu'on est, toi et moi,
des esquisses imparfaites, des ébauches ratées, des moitiés brouillonnes et saccagées, des feuilles noircies et froissées, l'addition de tous les travers et de toutes les erreurs, tous les à ne pas faire qu'on retient pour celle qui vient ensuite (avec, ou après, peu importe),
le résultat de tous les ravages et de toutes les failles, de tous les on fera mieux un autre jour.

On aimera mieux,
une autre fois.

J'étouffe un soupir dans une inspiration toxique qui me brûle la gorge – laisse mon regard glisser sur toi quand tu t'éloignes et t'enfonces de nouveau dans l'appartement. Je demeure immobile et silencieux, les yeux clos tout le long des dernières bouffées tirées. J'arrive plus bien à savoir ce qui se bouscule au dedans – comme un tumulte engourdi, une cacophonie en sourdine.
Je le connais trop bien – ce calme sournois qui s'installe toujours après les orages et qui ne sait qu'en prédire d'autres à venir. C'est le même que celui qui s'invite au milieu de toutes ces nuits passées à pleurer et à chercher mon souffle – celui qui trahit l'épuisement, la fatigue et les larmes taries, celui qui autorise au sommeil et à la parenthèse sans drame.
Un mensonge ou une opportunité – je ne sais jamais.

Dernière gerbe de fumée dissipée dans l'air, j'écrase le mégot dans le cendrier, récupère le paquet et le briquet que t'as laissés là et les dépose au bord de la table quand je rentre à mon tour. Rhapsodie lève sur moi un regard quelque peu ensommeillé qui m'arrache un sourire – c'est marrant, je songe, comme il semble en confiance, ici, alors qu'il se méfie du monde entier.
T'es doué de sortilèges étranges, Elyas, tu sais ?

« D'ailleurs, désolé, je souffle en me redressant après m'être accroupi pour le caresser (l'ennuyer). Je t'ai pas demandé si je pouvais le laisser sorti. Enfin, c'est un peu tard maintenant, mais... »

Et puis, à la vérité, c'est lui et moi, tout le temps ou presque – on fonctionne en paire, jamais l'un sans l'autre. Damien et Rhapsodie, Rhapsodie et Damien – c'est comme ça, depuis la première hostilité, cicatrices marquées sur la paume comme un pacte plus jamais discuté.
Je hausse les épaules et le laisse là – m'éloigne pour aller ramasser le livre et la photographie tombés dans nos trébuchements. J'essaie de ne pas y prêter plus d'attention que je ne l'ai déjà fait mais mon regard s'attarde malgré tout – et toujours, la même question,
(mais elle est silencieuse cette fois)
quand est-ce que t'as arrêté de sourire ?

J'hésite puis glisse le cliché entre les premières pages, repose le livre à sa place – je fronce les sourcils malgré moi quand, au hasard des dérives de mon regard pour trouver d'où il venait, je me heurte à des étiquettes rédigées à la main et qui attirent forcément mon attention (à croire que je n'apprends pas de mes erreurs, jamais). Il me faut quelques secondes pour comprendre, faire l'association des dates et des acronymes – j'ai de vieux souvenirs qui remontent à ma mémoire, des images d'estrades bruyantes dans les plus grandes arènes d'Hoenn et d'Unys, des trucs retransmis à la télévision et le mioche que j'étais trouvait ça fascinant. Les dates s'arrêtent brusquement, y'a longtemps déjà.
Je me tais.

L'information bouclée dans un coin de ma tête déjà bien occupée, je reviens m'installer au bord du canapé – Rhapsodie entre les mollets qui décide brusquement que les lacets de mes chaussures ne sont pas à son goût et cherche à les... manger ?

« Tu ne sors jamais les tiens ? »

Je comprends, je crois – Rhapsodie est du genre méfiant voire belliqueux quand on reçoit, à la maison. Il n'aime pas tout ce qui vient bousculer son quotidien paisible, ce qui s'aventure sur son territoire sans y avoir été invité. Il tend à toiser en chien de faïence tout ce qui ne rentre pas dans les codes de sa routine – les hommes et les pokémons. Ils peinent à trouver grâce à ses yeux. Et ça m'étonne d'autant plus, sa nonchalance soudaine alors qu'il déteste tous les endroits clos qui ne sont pas chez lui – on a grandi avec cette même peur de l'enfermement, cette terreur des espaces clos, cette crainte déraisonnée des prisons peu importe le confort qu'elles peuvent bien offrir. Tel Pokémon, tel maître, parait-il...

L'idée m'arrache un rictus tandis que mes doigts glissent sur le clavier – le code est bateau, n'importe qui me connaissant un peu le trouverait sans le moindre problème. La date de naissance complète de ma sœur – quoique même la principale intéressée n'est pas au courant. Mes mains s'immobilisent brièvement – une seconde en suspens quand j'entends ta voix et que ta question me trouble – puis reprennent leur martèlement léger l'instant d'après. L'ordinateur déverrouillé repoussé dans ta direction, je lève les yeux vers ton visage, incertain.

Je pourrais me muer dans le silence, hausser les épaules et puis retourner faire comme si de rien n'était – je ne suis même pas certain que tu entendais vraiment la poser, cette question qui paraît plus échappée par erreur que délibérée.
À la place je baisse les yeux sur Rhapsodie, chahute l'une de ses oreilles et le laisse me mordiller la main – je soupire et esquisse l'ombre d'un sourire sans joie.

« J'en sais trop rien... Je crois que... Je crois juste que les gens me terrifient, et que plus j'en sais sur eux moins c'est le cas ? »

Point d'interrogation au bord des lèvres – un peu incertain, je ne suis pas bien sûr moi-même de ce que j'avance. J'ai toujours plus ou moins eu cet intérêt pour les autres, autant que j'ai toujours détesté le small talk. Je me moque du temps qu'il fait ou du lundi compliqué – j'aime entendre parler des passions, des rages, des folies, des choses qui font les hommes et pas les automates.

« Je... »

Je me mords la lèvre, y passe la langue en réalisant comme elles sont sèches – puis je relève les yeux et cherche ton regard de nouveau.

« J'ai plus vraiment peur de toi, tu vois. »

Parce que t'as volé en éclats sous mes yeux et que ça t'a rendu d'un seul coup terriblement vivant, tragiquement humain. J'ai vu des failles comme j'en vois peu – je les discerne parfois de loin, mais jamais aussi précisément que tu m'as laissé voir les tiennes.
Même si c'était contre ton gré.

« C'est – tu vois la phrase qui dit de garder ses ennemis près de soi ? Bah voilà, genre... Le monde entier est rempli de... potentiels ennemis, et ma... curiosité, ou peu importe comment tu l'appelles, elle... ça m'aide à faire mes armes, disons. »

Le rictus s'imprime malgré moi – je n'y résiste pas, à la raillerie qui s'en va mourir au bord de mes lèvres.

« Des armes sur-mesures, comme tu l'auras remarqué. »

Mais toujours à double-tranchant ;
et c'est moi que je blesse en revers à chaque fois.

Rictus léger, grimace prononcée ; je retiens les mots mais je n'en pense pas moins. Je sais m'en servir, de ces armes forgées sur nos hasards – preuve en est d'à quel point il a suffit de rien pour mettre de feu aux poudres et provoquer l'implosion. J'étais rien d'autre qu'une allumette trop près d'une bouteille de gaz en fuite – moi ou un autre ç'aurait pété un jour et tu le sais bien, tu sais bien comme on est fébriles, comme on vacille, comme il suffit d'un rien de travers pour que quelque chose se brise,

les doigts refermés sur les poignets,
une photographie d'enfance oubliée.

Je sais m'en servir – de ces indices piochés qui savent blesser,
je le sais mais tout le problème c'est que ça me terrifie. C'est pas tenir l'arme qui m'effraie – c'est la rage aveugle qui anime les blessés, ce brasier qu'on appelle instinct de survie et qui implique parfois de rendre coup pour coup.
J'ai pas ton audace, Elyas – j'ai pas cette armure que tu portes, pas ces murs de béton érigés tout autour de moi, j'ai rien pour me protéger des retours de flammes, voilà tout ;
je tire et je prends les ricochets le myocarde en cœur de cible – j'ai pas ton masque impavide et impassible, j'ai pas cette nonchalance dont tu t'habilles quand t'as l'air paisible. Je suis qu'un mioche et j'ai pas de gilet pare-balles – j'accuse les coups et je m'écorche sur les éclats des grenades encore brûlantes.
Y'a pas cette distance entre moi et le monde – je ressens tout, trop fort, trop vif ; c'est trop clair et trop bruyant, trop trouble et trop douloureux. Au moindre accroc c'est tout qui se déchire et dégueule d'un truc poisseux et putride – toi-même t'en as trop fait les frais.
Je supporte pas la moindre écorchure,
la moindre bousculade.

Pas le moindre contrecoup des traits d'esprit que je regrette sitôt que j'ai l'impertinence de les dire.

Je ferme les yeux, le temps d'une inspiration tremblante – j'essaie de calmer le flot de mes pensées qui commence déjà à me submerger mais c'était couru d'avance, cette accalmie qui n'était pas faite pour durer. J'essaie d'éteindre les turbulences, pianote sur mon clavier pour m'assurer que tout fonctionne correctement, déconnecte et reconnecte sans problème l'ordinateur au réseau wifi.

« La vache, j'avais oublié ce que ça faisait d'avoir un PC avec internet. »

Je relève les yeux dans ta direction, cligne des paupières sans comprendre tout de suite – il me faut quelques secondes, avant que tes mots fassent sens, et je secoue la tête et me redresse, tâtonne dans le vide avant de reprendre contenance.

« Oui, ouais, pardon, t'en fais pas, en plus j'sais pas quelle heure il est mais ma mère va me tuer si je traîne trop. »

Je lance l'extinction de l'ordinateur, avant de marquer une seconde d'hésitation, une main contre ma poche près de mon téléphone, l'autre qui s'est déjà avancée en direction de ma sacoche pour y récupérer mon portefeuille.

« Le paiement en démat', ça passe pour un informaticien ? Alias plutôt cash ou Paypal ? »

Et je songe que c'est peut-être le genre de détails qu'il aurait fallu régler en amont,
et pas à l'instant où je me sens tout à fait de trop dans cet appartement.

Tapotement fébrile des doigts sur le clavier pour rentrer ton adresse mail et effectuer le paiement, et je me réfugie dans la simplicité des gestes entre les applications pour apaiser les tremblements qui menacent – l'appréhension qui grimpe et je ne sais pas bien pourquoi. Le monde extérieur m'effraie un peu plus fort après tout ça – après cette parenthèse irréelle, hors du temps et hors de tout. Comme de crainte de ne pas être capable de filer droit jusqu'à chez moi – vidé de toute rage et les remparts en ruines à terre. Toi tu restes là et moi je me confronte à la ville qui n'a pas cessé de tourner quand on s'est effondrés.
À quel point c'est juste, dis-moi ?

« Ce– Ok, c'est fait. »

L'ordinateur ronronne doucement tandis qu'il cherche à s'éteindre et, alors que je cherche à ranger mon téléphone, une notification apparaît à l'écran – les cinq lettres en haut de la conversation que j'ouvre suffisent à m'arracher une esquisse de sourire et
je respire un peu mieux.
Et puis ça m'occupe les mains et l'esprit de lui répondre – ça ternit le trouble de mon côté, ces secondes étranges qui se prolongent jusqu'à ce que l'ordinateur se plonge dans le silence et que je puisse enfin le ranger.

J'acquiesce simplement quand je me relève, ma sacoche sur l'épaule, souffle un « allez, Rhaps', on bouge » à la boule de poils qui semblait peu disposée à bouger mais qui se redresse et s'étire tout de même à contre-cœur pour trottiner sur mes talons. Je m'immobilise brièvement, sur le pas de la porte – hors de l'appartement, plus proche des escaliers (j'ai pas le courage de m'enfermer dans l'habitacle trop étroit d'un ascenseur) que de toi – et me tourne d'un rien pour t'observer – chercher quelque chose dans tes traits un
je ne sais quoi
pour je n'en sais trop rien.

« ... Merci. »

(Il n'en dira pas plus et – libre à ceux lisent ou entendent d'imaginer tout ce que ce seul mot transporte d'aveux ; s'il s'agit de remercier l'informaticien qui a disséqué la machine ou l'homme qui a crevé le cœur, et pour quelles raisons.)

Je détourne le regard, et puis mon corps tout entier qui hurle sortir quand j'entame la descente et que Rhapsodie galope déjà un palier plus bas.
La porte s'ouvre et l'éclat du soleil en transition à la pénombre des couloirs est vif – je plisse les yeux, ma main en visière l'espace d'une poignée de secondes. Rhapsodie tourne sur lui-même, et le regarder faire m'arrache un sourire – je m'autorise une inspiration, profonde et bienfaitrice.

« Ok... Ok. »

Je quitte le couvert du hall et laisse la chaleur du soleil sur mon visage tenter de me redonner des couleurs – je m'imagine toujours aussi livide depuis mon reflet dans le miroir et puis les yeux fatigués d'avoir trop pleuré, brûlés par le sel. La rue est paisible et mon cœur, un peu moins, essaie de superposer ses battements au rythme des allées tranquilles – je me sens vide et vaguement nauséeux, paisible et tourmenté tout en même temps et,
comme il est beau ce tumulte, ce balancement incertain d'un état à l'autre, l'oscillement fragile de
nos vies sur un fil.

Au bas de la rue, je regarde par dessus mon épaule et cherche des yeux le balcon sur lequel on a fumé, raillé – avant que j'aie trouvé Rhapsodie jappe et attire mon attention. Il me fixe, les yeux ronds et l'air impatient.
Lui aussi en a assez d'être ici – lui aussi veut rentrer et retrouver le confort d'un endroit qu'il connaît, tranquille et sans danger. Pour lui, pour moi. Loin du monde hostile.

« Ouais, t'as raison. On bouge. »

On bouge – on s'en va, on s'arrache mais
je sais bien qu'en partant
c'est un peu de moi
(un peu de toi)
que j'ai laissé chez toi
(que je garde auprès de moi)

jusqu'à la
prochaine fois.