Et, comme le môme s'extasiait visiblement sur l'oiseau au plumage coloré, Hécate s'ébroua. Le monde entier n'en avait-il donc qu'après les chromatiques ? Nez levé en direction du ciel et brise dans la crinière, la petite Ponyta espérait qu'un jour, elle aussi deviendrait aussi fabuleuse que d'autres de ses congénères. Qui sait… Peut-être portait-elle en elle des gènes chromatiques qui n'avaient pas encore eu l'audace de pigmenter ses crins de mille couleurs ? Elle se souvenait très bien que son papa-poney n'était pas semblable à tous les autres ; alors pourquoi fallait-il qu'elle, elle ressemble comme deux gouttes d'eau à n'importe lequel de ses pairs ? Un jour, peut-être… Si Arceus voulait, elle aussi elle ferait briller des étoiles dans les yeux des gens.
D'ici là, l'affection de son dresseur lui suffisait (plus ou moins).
Encore fallait-il que son attention ne soit pas accaparée par d'autres humains (c'était plutôt mal barré).

▬ Hm… Je t'ai promis une murge, non ?

Et c'était certainement une erreur. Il connaissait trop bien les risques, le moindre verre comme le canon d'une arme sur la tempe et toutes les gorgées comme une pression de l'index toujours plus appuyée contre la gâchette. Il suffisait de peu, de si peu pour qu'il se perde, pour qu'il s'égare, pour qu'il ait de nouveau dix-sept et que, cette fois-ci, on ne puisse plus le sauver.
Pour qu'il redevienne tout ce qui avait éloigné les autres de lui – Driss, Abigaelle, ceux qu'il avaient prétendument aimé mais qu'il avait préféré fuir plutôt que d'affronter.
Est-ce que c'était réellement ça qu'il voulait ?

▬ Et, non, répondit-il en jetant un coup d'œil à Kaneo. Je voulais savoir ce que tu fais dans la vie, de façon générale.

Petit sourire appuyé – il aimait à savoir qui étaient les gens qui le connaissaient, et qui, pour lui, demeuraient des anonymes. C'était la contrepartie dramatique de ses choix de vie, le revers de la célébrité : on le reconnaîtrait partout, et lui ne connaîtrait jamais personne. Il n'aurait pas assez de toute une vie pour accorder du temps à tous ceux qui posaient les yeux sur lui.
(Il maudissait quelquefois sa condition d'humain et de mortel, rien que pour ça.)

▬ Bon, par contre, Lonnie, en fait, je veux bien que tu m'expliques ton délire de… C'était quoi, déjà ?

Agent du FBI ? Espion infiltré ? Kidnapper ? Serial killer ?
(La vérité, c'est que sa narratrice elle-même ne se souvient plus, et qu'elle va donc aller vérifier.)

▬ Tueur à gage ?

Assassin du gouvernement.
À bien y réfléchir, ça expliquait un peu l'étrange comportement de la brune.
Un peu.

▬ Tu veux pas chercher mon nom sur le réseau Dusk, dis ? Ou alors, Kaneo doit pouvoir te faire un exposé…

Il était un peu hilare.
Un peu.
Juste un peu.
(Et très désespéré.)

Long Road to Ruins.
Quatre petits mots avaient suffit à ce qu'il sente son cœur se serrer. Ce fut bref et léger – mais c'était là. Désespérément là. À tout jamais présent en lui. Long Road to Ruins, c'était à la fois sa réussite la plus belle et la plus déchirante de ses tragédies.
Le sourire de Cael s'était adouci, et une ombre passagère avait traversé son regard. L'instant d'après, elle s'était déjà volatilisée, remplacée par un éclat de reconnaissance qu'il n'eut pas le temps de verbaliser.

Tornade emportée, Lonnie s'était elle-même congédiée – appelée par d'autres devoirs, à moins qu'elle n'ait surpris du coin de l'œil la couleur criarde d'un énième chromatique (ce parc en débordait). Suivie par Franky, qui n'avait pas manqué d'adresser aux deux hommes un regard de défi avant de leur tourner le dos, elle s'était effacée. Sans doute n'avait-elle même pas eu le temps de saisir tout ce que Kaneo avait expliqué – et Cael, lui, ne saurait vraisemblablement pas ce qu'elle entendait pas tueur à gages.
Lonnie envolée, le jeune acteur s'étonna presque du calme ambiant. Ce n'était pas silencieux – la terrasse du parc était animée, les conversations s'emmêlaient, on entendait au loin des rires d'enfants et des cris de Pokémon qu'on braconnait légalement.
Pourtant, tout était brusquement paisible.

▬ Dingue… Elle était vraiment bruyante, s'amusa-t-il à voix basse, un rire au bord des lèvres, avant de reporter son attention sur l'adolescent en face de lui.

Le remercier.
Ce n'était pas une première – Cael y était habitué. Ses messages privés sur les réseaux sociaux et sa boîte aux lettres professionnelle débordaient d'histoires de vie qui lui nouaient toujours la gorge. On le remerciait pour tout un tas de choses qu'il n'avait pas fait – leur sauver la vie, ou les pousser à s'accepter.
De temps à autres, un témoignage le touchait un peu plus profondément qu'un autre, et il répondait. C'était insensé, seulement plus fort que lui. Certains mots prenaient son cœur pour cible, et visaient toujours dans le mille.
Accoudé à la table, Cael baissa les yeux sur son verre, perdu dans ses pensées, et ne releva pas la tête lorsqu'il commença à parler.

▬ Je n'ai rien fait, tu sais ? J'ai juste… Je vis de ça, de ma passion, je suis heureux devant une caméra et… Ça me dépasse encore un peu, parfois, l'impact que ça peut avoir.

Pourtant, au fil des années, il aurait cru qu'il s'y habituerait – mais c'était toujours si étrange, de se dire qu'en étant simplement lui-même, d'autres parvenaient à être aussi. Devenir eux-mêmes.
Il ne comprenait pas quelle magie s'opérait là-dedans, sur les grands et les petits écrans où on l'admirait.

▬ Mais ça me rend heureux, souffla-t-il en plongeant enfin son regard dans celui de Kaneo. C'est pour les gens comme toi que je continue… C'est les gens comme toi qui donnent du sens à ce que je fais.

Et au prix qu'il faut parfois payer.

▬ Au fait, tu peux me tutoyer. Le vouvoiement, c'est carrément dépassé.

Pas vraiment.
Mais lui, il n'avait jamais trop aimé.

Cael n'était jamais plus heureux que lorsqu'on lui disait qu'il avait changé quelque chose. Il savait, mieux que personne, comme on se sentait seul, parfois, face à ses propres combats ; comme on ne trouvait pas toujours d'oreille attentive, comme on n'avait pas toujours les mots pour tout dire. Il savait – il savait comme on se réfugiait souvent dans les fictions ou les chansons pour donner du sens à sa propre histoire ; pour se sentir moins seul et retrouver l'élan de surmonter ce qui bousculait, les doutes et les remises en question, les épreuves et la reconstruction.
Quand il s'était relevé, Cael avait retrouvé une raison d'avancer – il s'était accroché à l'idée que, s'il parvenait à faire la différence dans la vie ne serait-ce que d'une seule personne, il aurait réussi.
Depuis, les aveux de ceux dont il avait fait dévier la trajectoire lui parvenaient par tous les biais possibles.
Même s'il ne comprenait pas pourquoi – il acceptait. Il n'était personne pour faire mentir ceux qui lui confiaient un peu d'eux-mêmes. Il acceptait, et c'était suffisant.

Le reste, Cael y était plus familier – il avait deviné où se dirigeait la main de l'adolescent avant même que son téléphone surgisse de sous la table. Il termina sa boisson en quelques gorgées, jetant un coup d'œil aux alentours.

▬ Pas de souci ! Mais je te propose de trouver un meilleur cadre, si tu veux.

Un prétexte parmi tant d'autres – l'inactivité le tourmentait, il éprouvait le besoin de bouger et de se dépenser. Sous la table, il tapait déjà silencieusement du pied dans la poussière – toute son énergie canalisée dans ce seul geste répétitif à le rendre fou.
Il n'attendit que de s'assurer que Kaneo en avait fini avec sa propre collation avant de se lever, son poney, sa renarde et l'aiglon qui l'avait visiblement adopté sur les talons.

▬ Ça fait quoi ? demanda-t-il soudainement, adressant un sourire à son cadet. Rencontrer une célébrité au milieu du Parc Safari.

Il ne pouvait qu'imaginer ce que c'était – l'instant où l'ordinaire du quotidien se retrouvait brusquement altéré par un doux hasard.

▬ Bon ! Maintenant qu'on n'a plus ce bar sans alcool dans le dos, on va pouvoir faire un selfie digne de ce nom. Sérieux ou déconne ? On peut en faire deux, aussi, si tu veux. Ou trois. J'suis généreux aujourd'hui.

Risette appuyée, l'œil pétillant – plus que généreux, Cael était avant tout joueur et malicieux.

Il ne put retenir le rire, ténu, qui franchit ses lèvres. Comme tout le monde, oui, il l'était – d'une certaine façon. Cael avait pris goût à se mêler aux foules, échappant régulièrement à ses gardes du corps pour savourer les esquisses de banalités du commun des mortels. Il empruntait les transports en commun, ne privatisait pas les endroits dans lesquels il se rendait, descendait de chez lui pour acheter un pack de bières à l'épicerie à deux trottoirs de son immeuble, s'habillait encore dans certaines boutiques de prêt à porter – il abîmait trop de vêtements au fil de ses escapades pour débourser des sommes à plus de deux chiffres dans la plupart des fringues dont il s'affublait. Quand bien même sa vie n'était pas celle de tout le monde – il ne pouvait nier le confort non-négligeable dans lequel il baignait en permanence – il s'efforçait de ne pas renoncer à son humilité.
Il n'était pas différent des autres – seulement célèbre, mais toujours humain, faillible et maladroit.

Face à l'objectif, les mimiques étaient simples et naturelles. D'une main il replaçait correctement ses lunettes sur son crâne ; clin d'œil, langue tirée, c'était tout l'art du mannequin qui ressortait, pourtant pas forcé. L'habitude des photos qu'on prétendait prises sur le vif alors qu'elles avaient ce quelque chose de travaillé. La seconde, c'étaient les deux prunelles en direction de l'objectif et un sourire sans prétention qui marquait sa fossette à gauche.
La dernière, ce fut encore différent – son regard avait par réflexe basculé en biais sur le paysage, il avait glissé une main sur sa nuque, avait semblé désintéressé sans se départir de son sourire ; ses prunelles, quand même, s'étaient reportées en direction de l'objectif.
Sans nul doute, on devinait le nombre d'heures qu'il avait dû passer sous le flash des studios, et toute l'énergie qu'il avait dévouée à apprendre à poser pour, un jour, ne plus avoir à se demander quoi faire de ses mains, de sa posture, de son corps tout entier.

Jouant nonchalamment avec la chevalière fine à son index, il se rapprocha de son paparazzi du jour en acquiesçant. Yep ! Balance sur Insta. La suite fut un peu plus inattendue, pourtant pas tout à fait surprenante. Brièvement confus, Cael jeta un coup d'œil à l'heure affichée par la montre à son poignet, puis hocha la tête. J'y vois pas d'inconvénient, j'ai encore un peu de temps devant moi. Et sans doute rien de plus intéressant à faire que de satisfaire la requête d'un jeune admirateur.

D'un geste de la main, il lui indiqua de le suivre puis, revenu dans l'allée, un rien casse-cou, il tourna les talons et entreprit de marcher à reculons, afin de pouvoir faire face à son interlocuteur. Parle-moi de toi ! On apprend tout de moi sur internet, c'est pas intéressant. Dis-moi des trucs random qui te concernent.
C'était beaucoup plus amusant comme ça.