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- Au-delà des Murs, il y a la mer.

La fillette leva le nez vers son ainé. Celui-ci semblait attendre une réaction de sa part, mais il n’en fut rien. Elle se contenta de le fixer, un léger sourire aux lèvres mais le visage empreint d’une légère touche d’incompréhension.

Après tout, c’était quoi la mer ?

Les deux enfants étaient assis par terre l’un à côté de l’autre. Le garçon avait un livre posé sur ses genoux.

- Si tu voyages au-delà des Murs, tu trouves la mer. C’est une grande étendue d’eau, mais si vaste qu’on n’en voit pas la fin. Tellement immense qu’elle prend la couleur du ciel. Et lorsque le soleil se couche, l’eau devient rouge le temps que les derniers rayons de lumière disparaissent et de laisser place au reflet de la lune et des étoiles.
- C’est écrit dans tes livres ? La petite remonta ses genoux sous son menton et y posa la tête, ne détournant pas le regard de son frère.
- Non. Personne n’en parle dans les livres. Ou presque, parce que c’est interdit.
- Pourquoi ? Ça a l’air joli la mer. Moi j’aime bien le bleu comme le ciel. Elle baissa les yeux vers le bas de sa robe couleur azur en faisant rouler le tissu entre ses doigts d’enfant.
- Si ça se savait, tout le monde voudrait y aller. Le Roi ne veut pas que les gens sortent des Murs, c’est trop dangereux. Il faut protéger les gens.

Un silence s’invita dans la petite chambre donnant sur les toits d’un quartier marchand de Sina.

- Mais quand il n’y aura plus de titans et que les explorateurs arriveront jusqu’à la mer, on pourra y aller ensemble. Avec Papa.

La fillette se redressa, les yeux brillants d’espoir. Elle avait conscience que route serait longue, mais peu importe. Elle avait toute la vie devant elle.


Oui, un jour, elle irait voir la mer.  

***

- Tu crois que là où il est, Papa peut voir la mer ?
- Non.

La réponse était aussi froide que le sol en terre battue. La petite fille se recroquevilla un peu plus sur elle-même, cachant son visage entre ses bras, le front contre ses genoux. Il y avait quelques temps encore, seules trois murailles de cinquante mètres de haut l’empêchaient de poser ses yeux sur la mer. Désormais, cette cage souterraine la privait même de voir le ciel. La tournure qu’avait prise son existence l’avait forcé à s’enfoncer dans les profondeurs de la terre, là où l’on cachait les plus démunis, ceux qui faisaient honte, ceux à qui la vie n’avait rien donné ou tout repris. Ceux que personne ne voulait voir, qui étaient laissés à leur compte. Et dans ces bas-fonds ténébreux, métaphore du cœur de ses habitants, seuls les plus forts s’en sortaient. Elle était si faible.

Le chemin plat qu’elle imaginait de sa paisible vie d’enfant était devenu abrupte, rocailleux. Pour chaque pas qu’elle faisait, la brise devenue vent la faisait reculer. Son père n’était plus là pour la porter quand elle était fatiguée de marcher. Son frère, avec qui elle se délectait de courir lorsque la route déclivait, se retournait de moins en moins pour l’attendre.  


Mais tout de même, elle aimerait bien voir la mer, un jour.

***

Elle ne sentait plus ni ses mains, ni ses pieds. Son estomac vide avait cessé de se tordre dans la douleur de la faim. Elle n’avait plus la force de trembler de froid. Dans un dernier effort, elle tenta de se concentrer sur la maigre chaleur des rayons de ce soleil hivernal qui lui avait tant manqué.

Sa route s’était transformée en labyrinthe, son avancée une errance. Le brouillard avait perdu les possibles, et bientôt, les ténèbres dont elle venait à peine de s’extirper la rattrapait.


Mais peut-être, qu’avec son père, elle allait enfin voir la mer.

***

A l’aide d’une fourche, la jeune fille faisait les foins mécaniquement, suivant seulement les mouvements que lui dictait son corps. On l’avait arraché des ténèbres, offert le soleil, mais cela ne suffisait pas encore à dissiper complètement son brouillard. Elle ne savait même pas si les fermiers qui l’avaient recueillie étaient pour elle une famille, des amis ou de simple gens pour qui elle travaillait en échange du gîte et du couvert.

Peut-on vivre sans objectif ? Sans ambition ? Peut-on être blâmer de ne pas vouloir gravir la montagne qui nous fait face ? Certains parlent de destin ou de hasard, cherchent à tout prix un sens à leur vie, aux évènements qu’ils traversent. Ce jour-là, la mort avait refusé de venir la chercher. Devait-elle y voir un signe ? Vivre pouvait-il être un but en soi ?

Peut-être que parfois, il n’était pas si mal d’arrêter d’avancer. Prendre le temps, apprécier le temps présent. Attendre que le temps s’améliore ou, à l’inverse, profiter de la vue que la vie nous donne. Et s’arrêter pour penser, réfléchir, choisir. Choisir la bonne route à prendre. Etait-ce pour se rassurer ou le pensait-elle vraiment ? Au fond, elle ne croyait plus à grand-chose. Elle n’avait ni la force, ni l’envie de croire en quoi que ce soit.


Ainsi, la seule évidence qu’elle avait, c’est qu’elle n’irait pas voir la mer.

***

Les yeux de la jeune femme s’arrêtèrent furtivement sur la licorne qui ornait sa veste avant de l’enfiler. Elle s’assit à son bureau, fit courir ses doigts sur les documents qui l’attendaient. S’en occuper ne l’enchantait guère, mais c’était la voie qu’elle avait choisie. À lui seul, le blason qu’elle portait lui garantissait une vie sans trop de problèmes, loin du front. De quoi dormir et manger sans se soucier du lendemain, avec pour seule contrainte devoir supporter des individus hypocrites, imbus de leur personne et lâche à longueur de journée. Mais c’était peu cher payé. Elle jouerait elle-même le jeu, pour mieux leur cracher dans le dos. Ils n’auraient jamais sa confiance, elle n’avait que faire des attaches. Elle n’aurait plus rien à perdre, quitte à se faire insulter de feignasse et de planquée. Elle était prête à affronter le regard des autres.

Les humains veulent toujours se justifier de leurs actes et de leurs choix. La soldate n’échappait pas à la règle. Au final, elle trouvait facile de haïr les titans. Il n’était pas possible d’éprouver la moindre empathie envers ces êtres difformes n’exprimant aucune émotion. Pour n’importe quel témoin du massacre dont ils faisaient preuve, il était naturel de déporter sa haine et sa souffrance à leur égard. Mais si c’était des êtres humains qui avaient détruit votre vie, comme réagiriez-vous ? Valait-il vraiment le coup de se sacrifier pour sauver l’humanité ? Le méritait-elle seulement ?

Des gens indifférant à l’idée qu’une famille se retrouve à la rue.
Un homme préférant la mort à ses propres enfants.
Un adolescent prêt à laisser sa sœur dépérir pour sa propre survie.

Non, la jeune femme ne devait rien à toutes ces personnes. Qu’ils vivent leur vie et elle vivrait la sienne. Elle suivrait son propre chemin. Et si celui-ci ne lui convenait plus, elle ferait demi-tour pour en emprunter un autre. Vivre était devenu sa raison d’exister.


Et elle s’en foutait d’aller voir la mer.

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