Après-midi gris. Brumeux.
Je le sais parce qu’on me l’a dit.
On me l’a dit parce qu’on s’en souvenait.
On s’en souvenait… parce qui ne souvient pas d’une journée qui apporte deux déceptions.

La première, je suis enfant unique. La seconde, je suis fade. On serait bien remis de la première si à l’échographie nous n’avions pas été deux. Je suis le jumeau vampire. Hélas. Aurait-il été gentil ? Irrévérencieux ? Insurgé ? Comme mes parents ou comme moi ? Aurions-nous seulement été capables de se partager ce berceau minuscule que l’on nous avait acheté. Ce n’est un secret pour personne, mes parents étaient pauvres. Pas du niveau galleux, mais du niveau on ne prend que ce dont on a réellement besoin, tant pis pour le reste. Niveau révoltés d’une société capitaliste qui ne leur convenait – et qui ne leur convient toujours pas d’ailleurs. – Des feux de poubelle, des théories du complot, des manifestations environnementalistes, j’en ai vues… j’en ai même fait, à regret. J’étais jeune. Je n’avais pas le choix de suivre, de me pointer dans ces assemblées qui pointaient les démons du monde, alors que je n’avais rien demandé, pas plus que je ne comprenais.

Deux majordomes dans un château d’ivoire. C’était l’impression que mes parents me donnaient. Souvent trop occupés pour ne serait-ce que prendre le temps de me divertir. Ils veillaient à mes besoins, ça il n’y avait pas à dire. Mais puis-je réellement dire que mes parents étaient aimants ? Si oui, alors ils l’étaient bien subtilement. Suffisamment pour que je doute souvent de leur flamme passionnelle. Je n’étais que cette bougie tapie dans l’ombre remisée derrière le cierge de leurs ambitions. Un enfant demandait de l’attention et des soins. J’avais les soins, pas l’attention. Était-ce ma faute ? Qu’avais-je donc fait ? Ces questions revenaient souvent à mon esprit quand, à l’école, je voyais les enfants courir dans les bras de leurs parents pendant que mon cœur se serrait dans ma poitrine et que je rentrais seul pour les trouver dans cet uniforme hippie en pleine conférence pour le soulèvement du lundi. Ce terrible soulèvement du lundi…

Alors j’essayai d’être bon.
À l’école comme dans la vie.
J’essayai d’être l’enfant qu’aucun parent ne pourrait déserter.
Doué. Gentil. Passionné. Mais pas révolté.

C’était venu assez soudainement en fait. Révélation d’un cours de morale que je suivais, comme à mon habitude, avec une certaine passion. Comme pour tous les cours. J’étais bon élève. L’enseignante avait réprimandé un garçon de la classe. « Crois-tu vraiment que tes parents veulent que tu te plantes volontairement. Tous les parents veulent être fier, que leur enfant réussissent. » Et j’avais pris ce reproche pour moi. Mes parents voulaient que je réussisse. Bout-en-train, rayon de soleil, surdoué, premier de classe, altruiste. De bien belles qualités sur le papier. De bien belles qualités dans une classe, pour un groupe d’élèves. Nombre de gens me voulaient comme coéquipier. Nombre de gens me voulait dans leur groupe d’études. J’acceptais toujours.

Succession de bonnes notes, de reconnaissances. Aspirations et réussites. À l’académie, je voyais des portes s’ouvrir. À la maison, j’en voyais se fermer. J’étais jeune. À peine plus grand que la serrure de ces fameuses portes quand je compris ce que cette famille avait prévu pour moi. Je devais les rejoindre. Être une force de plus dans leur rang, une mascotte pour un mouvement contestataire qui ne me correspondait pas. Trop jeune pour le comprendre. Mes parents utilisaient ma naïveté, ma voix candide pour séduire ces audimats toujours différents, pour revendiquer le partage, la propreté rurale ou n’importe quelle de ces causes humanistes qu’ils prenaient plaisir à protéger. Ni l’un ni l’autre n’avait d’emploi. Ni l’un ni l’autre n’avait bonne réputation. C’est ce qui fut le plus dur à avaler…

Influencé par ses parents, l’enfant est mesquin.
Sans filtre sur ses mots, sans personne pour le retenir
Il en vient à refléter la pensée de ses parents.
Aussi abjectes soit-elle.

On vous a déjà dit dans votre vie qu’un enfant peut être méchant ? Je le confirme. Étendard d’une guerre qui n’était pas la mienne, je fus vite rattrapé par la réputation de mes parents. J’étais devenu l’enfant teigneux de la cour. Celui à qui on s’adressait rarement. Même pour les devoirs. J’étais passé de héros à zéro, parce que du jour au lendemain, j’avais commencé à lire des textes que je n’avais pas écrit en public. J’étais ce jeune aux idées absurdes qui voulaient la fin de la société et le rôle ne me plaisait pas. Je continuai de l’accepter simplement parce que là-bas, je ne me sentais pas comme l’enfant qui n’aurait jamais dû être là. Celui sur qui on jetait un œil mauvais parce qu’il avait « mangé » son jumeau avant de naître.

Monstre. Manipulateur. Utopiste. Innocent. Imbécile. Caricature. Clown. Fanfaron. Arnaqueur.

Ces mots ont laissé une marque dans mon esprit. À un moment ou l’autre, on les a utilisés contre moi, comme des insultes. Leur connotation négative est rapidement devenue un fardeau immuable que je méprisais. Mes parents ne s’en excusaient même pas. C’était leur faute ! Mais c’était pour mon avenir. Ça irait mieux bientôt qu’il disait. Ça continua pourtant. Pendant le reste de mon primaire. Insipides insultes à l’endroit d’un enfant guilleret et jamais les professeurs ne le voyait, jamais, non plus, je n’en parlais. Muet comme une tombe, je restai ce talentueux garçon, intelligent, rayonnant et généreux, mais seul. Incroyablement seul.

L’école acheva, j’allais passer à l’étape suivante, j’en étais bien heureux. Jusqu’à cette discussion que j’eusse avec l’enseignante. Dans son usuelle bienveillance, elle nous questionnait. Il ne restait qu’une heure avant les vacances et plutôt que de voir de la nouvelle matière, elle nous demandait nos plans d’avenir.

« Et toi Liam ?
- Je ne sais pas
- Tu ne sais pas ?
- Non.
- Mais voyons ? Tu pourrais être avocat, médecin, policier, architecte si tu voulais… tu ne sais vraiment pas ?
- Mes parents ne veulent pas. »

Son expression me marqua. Encore aujourd’hui, je la revois, hébétée, stupéfaite, la main contre sa poitrine, les yeux grands. Mes parents ne voulaient pas que j’aie de plan d’avenir et ça l’avait sidérée. Comme si j’avais tiré une salve de munitions de mitraillettes sur elle, à bout portant, mais sans jamais la toucher. Elle passa au suivant simplement. Et ça en finit là. On ne revint jamais sur cette conversation. Nous n’en n’eûmes pas l’occasion. J’avais filé vite dès que la cloche avait retenti et je ne l’avais plus revue. Ce n’est pas pour autant que j’oubliai. Sa surprise, ce soudain dédain que j’avais vu dans ses yeux, ça parlait de soi-même. Tous les parents avaient des rêves pour leurs enfants. Pas les miens.

Parce que je devais être comme eux. Révolté.

L’adolescence fit son chemin et je me révoltai bien, à ma façon, pas la leur. Je commençai à nourrir des ambitions, des envies. Je commençai à vouloir me faire mon propre nom. Chaque enseignant que je croisais, chaque personne que je rencontrais me rappelait mon potentiel, comme si cette discussion ouverte en classe avait fait la une des journaux. Le rejeton des Vainunes ne sait pas. Liam Vainunes, éduqué, mais sans ambition. La mascotte du mouvement anti-capitaliste n’a pas eu la permission de ses parents pour vivre. J’imaginais ces titres comme des cauchemars. Je voyais mes parents comme des monstres. Et c’est contre eux que je commençai à me révolter… en me conduisant exactement comme on voulait qu’un enfant se conduise. En sortant, en mangeant avec eux, en leur parlant de rêves que je m’inventais, en leur parlant d’université et d’hautes études, en décrochant de bonne note, en m’impliquant dans la société, en trouvant un travail.

Rebelle adolescent,
En avance pour certains, stupides pour d’autres.
Je devins rapidement la honte qu’ils n’avouèrent jamais regretter
À rater ces religieux soulèvements du lundi.

Je me souvins de ce jour sacré comme si c’était hier, peut-être parce que c’était hier. J’avais pris un petit boulot comme publiciste adjoint au journal du coin. Je ne faisais que mettre en page des textes pourtant, le patron aimait mon énergie, mon optimisme. Je sirotais un thé, devant mon poste de travail, comme chaque mercredi soir précédant la publication de notre topo mensuel. Il était entré telle une furie. Tu vas suivre Jacob. Tu vas suivre Jacob qu’il répétait. Mes yeux devinrent des points d’interrogation. J’avais à peine dix-huit, pourquoi suivrais-je Jacob. Tu vas suivre Jacob qu’il continuait de dire. – Jacob, c’était l’un des journalistes les plus prolifiques de la boîte. L’homme avec tous les gros potins. Il avait toujours le nez au bon endroit. Tout le monde l’admirait. Même le patron – Jamais je n’avais vu ce patron aussi émotif. Il agitait les bras, il jetait mes papiers en cours au sol et je ne pouvais que le regarder, sans réagir. C’était le patron. « Tu vas suivre Jacob, il a eu une piste pour un gros truc loin d’ici. J’ai besoin de quelqu’un pour l’assister et agir comme attaché de presse. Tu vas le faire. »

Mon admission à l’université ? À la poubelle. Son ton ne demandait pas, il exigeait. Ma pseudo-rebellion contre mes parents ? À la poubelle. Tout tombait à la poubelle si je disais oui. Et je dis oui. C’était une étape de plus dans ce plan de rébellion contre mes parents. Avoir une promotion et une place importante dans le système.

Si j’improvisais ce plan, la fortune semblait néanmoins me sourire.

Longtemps j’avais imaginé de point tournant dans mon plan. Longtemps j’avais idéalisé le visage de mes parents. Je songeais déjà à comment leur annoncer mon départ pour l’université, voilà que la vie me disait « C’est aujourd’hui que ça se passe. » Sur le chemin du retour, j’étais passé par la banque, antre du démon selon mes géniteurs, et j’avais retiré toutes mes économies. Cumulant mon ancien boulot de camelot et l’actuel de publiciste, en un peu plus de 5 ans, j’vais pu ramasser pas mal d’argent et je n’étais pas peu fier de m’en vanter à mes parents.

Je mis l’argent dans ma poche et je rentrai chez moi. Préparant je-ne-sais-quel plan, ils étaient à table avec des amis. Je souris. Je m’approchai d’eux et mis environ mille pokédollars devant eux. « C’est pour le bateau si vous voulez venir me voir un jour. » puis je m’étais réfugié dans cette chambre vide de distraction. J’avais vu le mécontentement dans les yeux de mon père. Mon geste se voulait pourtant généreux.

Était-ce le défi qu’il avait déprécié ? Probablement. Si j’avais déchiré les billets, il aurait été joyeux. Les lui tendre ainsi était une insulte horrifiante. Ses amis présents, il ne ferait rien. J’avais préparé ma valise dans la nuit et avant l’aube, avant qu’ils ne se lèvent, j’étais parti pour le bureau. Jacob, de son sourire superficiel m’avait accueilli « C’toi l’assistant ? L’boss m’a dit. T’as quoi comme parcours ? » Je me revis, jeune, devant mon enseignante. « Je ne sais pas. » Je préparais déjà la suite. Il n’y en eut pas. « Bien. Moi non plus j’savais pas quand j’ai débarqué ici. »

Je souris.

Malgré son attitude hautaine, il me semblait plus accueillant que ceux que j’avais croisés pendant ma courte vie. Et voilà que je partais avec lui pour une autre région, pour un potin dont nous n’avions aucune certitude. On disait que là-bas, toute créature vivante connue pouvait vivre tranquillement sa vie et qu’on y avait vu des Pokémons que l’on croyait mythologique, inexistant. Des Pokémons uniques. C’était le sujet de notre dossier. De son dossier plutôt, je n’étais que l’attaché.

Dès que nous embarquâmes, il me tendit une Pokéball. « Le boss voulait que tu l’ailles. C’est concept avec mon Astronelle et il trouvait ça utile pour le job qu’on avait affaire. Ces machins raffolent des infos il paraît. » Je souris en la mettant dans mes poches. Je devenais donc un dresseur Pokémon. Trop noble pour mes parents. Je trouverais plutôt un moyen de me révolter même ici, quitte à faire de l’argent via les Pokémons.

Ça ne regardait que moi.
Ni mon jumeau aspiré, ni mes parents troublés.
Je n’étais pas leur esclave, je n’étais plus le visage d’un combat utopiste.
J’étais mon propre visage, caché derrière la tête d’affiche d’un journal qui se voulait ambitieux.

Et derrière un nom de code pour publier des haikus quelconque que j’avais longtemps mijoté.