Combien de fois suis-je tombé ?
Combien de fois ai-je trébuché ? Combien de fois ai-je hurlé, entre mes larmes, que ç'en était terminé ; que j'abandonnais ? Combien de fois ai-je supplié l'obscurité de venir me chercher ? Combien de fois me suis-je écorché les mains sur les rebords tranchants des morceaux de moi qu'à chaque blessure j'ai semés ? Combien de fois ai-je prié des dieux en lesquels je ne crois qu'à peine de ne pas laisser sur mes paupières une nouvelle aube se lever ?
Combien de fois ai-je espéré ne pas me réveiller ?

Assis sur le rebord de mon lit, j'observe cette chambre qui n'est plus tout à fait la mienne depuis que je me suis échoué dans la colocation de Nemerya. Rhapsodie, à mes côtés, s'est endormi alors que pointe à peine midi. Dépossédée du peu d'âme qu'on y trouvait, déshabillée des posters, des photographies et du désordre organisé typique des chambres d'adolescent, la pièce paraît vide et presque froide. Les vestiges de mon quotidien ici sont épars, disséminés en souvenirs que je n'ai pas voulu emporter.
Des carnets oubliés, des feuilles abîmées, des fringues que je ne porte plus depuis des années, des vieilles peluches et des affiches décrochées des murs, pliées et entassées sur le bureau.

Ne restent plus, ici, que des souvenirs d’orages et de tendresses. Batailles vaines avec ma soeur, disputes ridicules avec mes parents, coups de colère qui tonnent et silences épais. Des nuits tourmentées, des sanglots étranglés, des sommeils emportés par les larmes – des matins sucrés, des soirées chaleureuses, des après-midis lascifs. J’ai connu de cet endroit tout du pire comme du meilleur. L’amour de mes parents, mes premières aventures, mes amères défaites. Je garde au coeur cette façon qu’ils ont eu de célébrer mon premier badge et ceux qui ont suivi – et la façon dont leurs bras m’ont enlacé chaque fois que je suis rentré.

Qu’importe combien je m’éloigne, combien je m’en vais ; je sais qu’ici je pourrai toujours m’échouer. Sans comptes à rendre, sans guerre à mener. Qu’ici sera toujours chez moi même si je m’en suis échappé – qu’il y aura toujours quelqu’un, au détour de la cuisine, du salon ou du jardin, pour m’attendre. Pour sourire à mon retour.
Je n’avais jamais réalisé – ce que c’est que d’être l’aîné.

Que d’être le premier – celui qui change deux amants en parents, celui qui essuie malgré lui leurs erreurs et leurs maladresses, leurs tentatives désespérées de faire au mieux sans rien savoir de ce que c’est que de prendre soin d’une vie tierce. D’être celui sur lequel on veille trop ou pas assez, parce qu’on ne connaît pas l’équilibre mais qu’on l’apprend à tâtons au fil des années. D’être le grand frère, le bon modèle ou la mauvaise influence – de croiser un jour le regard d’une enfant de son sang et de faire d’elle son centre de gravité. De jurer qu’on ne laisserait jamais le monde l’écorcher.
D’échouer, et d’être soi-même celui qui finirait par la blesser.
De porter sur ses épaules le poids d’être un premier jet peut-être pas si raté.

Le premier à partir. Partir, tourner le dos et laisser sur le pas de la porte ceux qui vous ont couvé d’un amour qui ne réclamait pas conditions. Un amour qui aimait même quand seules répondaient la colère et la rancœur.
De revenir pour n’être plus tout à fait chez soi mais toujours un peu.

Je me lève et sors de la pièce. Mes pas m’entraînent jusqu’au salon, où trône le piano d’ivoire aux touches usées. Je sens l’ombre d’un sourire lointain poindre au bord de mes lèvres, au souvenir de toutes ces heures additionnées à faire taire le vacarme de mes idées par le frôler de mes doigts sur le clavier.
De ces heures volées dérobées à l’ennui.
D’Arya, juste ici – de ces premiers aveux qui auraient dû faire de nous quelque chose que je n’ai pas eu la force d’accueillir.

Mes prunelles se jettent au dehors, par delà la baie vitrée ouverte sur le jardin. Le rire de Victoria résonne, ponctué d’éclats de voix enjoués de mes parents. La première neige de l’année est tombée toute la nuit, et les pas de ma sœur en ont déjà ravagé la surface immaculée. Les boules de poudreuse se désagrègent avant même d’atteindre leur cible, sous les plaintes de ma cadette qui maugrée à l’injustice.

Adossée au chambranle, je couve d’un oeil apaisé ce tableau simple, d’une évidence limpide. Ma mère lève, dans ma direction, un regard bienveillant. Un sourire qui n’attend rien en retour.

Je n’avais jamais réalisé, avant – ce que c’était que d’être le premier.
Ce que c’était que de partir, de savoir que le monde, entre eux trois, continuait de tourner même quand je n’étais pas là ;
mais que ma place, malgré tout, était toujours là, sitôt franchi le pas de la porte d’entrée. Qu’être premier ou millième ne changeait rien aux regards qu’on m’adressait. À l’inconditionnel qui nous conjuguait.

Qu’être le premier, c’était avoir toujours quelque part où rentrer.

Le jour se lève.
Une énième aube, et elle n’est toujours pas là.
Je crois qu’on ne s’habitue jamais tout à fait au silence - qu’on n’apprend rien de l’absence. La douleur se tamise, les souvenirs font sourire plutôt que pleurer ; on n’étouffe plus chaque fois qu’on prononce le nom de ceux qui s’en sont allés. Mais il reste toujours quelque chose - une lourdeur dans le sillage, un fantôme dans l’ombre ; une présence vide dont on ne se débarrasse jamais.

Le silence est le même en bas qu’il ne l’était en haut. Mon regard se pose sur chaque meuble du salon, comme si j’avais pu te louper, assise sur le canapé, installée devant la fenêtre ou au bureau. «  Elvire ? » Ton prénom lancé à la cantonade, dans une salle remplie de ta seule absence. Ma main, appuyée contre un montant de la porte, glisse lentement jusqu’à retomber contre ma jambe ; mon épaule se heurte au bois.

Assise sur un siège du Velvet Cafe, chocolat chaud entre les mains, j’observe l’hiver étirer avec peine ses aurores sur Mirawen. Mes collègues, comme moi, savourent la langueur d’un matin où l’on n’attend plus que d’ouvrir, et que les premiers clients fassent tinter la clochette de l’entrée. Une première heure silencieuse, avant que ne succède à l’accalmie le tumulte des jours de décembre.

De l’autre côté de la vitre quadrillée de montant de bois sombre, les voitures roulent au pas sur les routes, craignant la fine couche de neige qui dissimule peut-être le verglas des routes. Imperceptiblement, mes doigts se serrent sur la céramique encore chaude. Sur l’écran noir de mes paupières closes, je revois le ballet lugubre des gyrophares dans la brume de l’aube, la taule froissée et le moteur fumant d’une berline abandonnée là, accidentée. Entourée d’anonymes qui crient ou murmurent, courent ou tremblent.

Lentement, mon regard s’en va, s’envole, s’écoule plus loin, derrière elle, par dessus son épaule. Bleu, rouge, bleu, rouge, les faisceaux lumineux m’éblouissent, l’un après l’autre, cruels et moqueurs. Il y a la carrosserie abîmée d’une voiture, le capot tordu, l’avant encastré dans le muret à moitié effondré à présent d’un jardin du quartier. Il y a les vitres brisées, des milliers de morceaux tranchants jonchant le bitume marqué des vains dérapages des pneus qui ont tenté de freiner.

Et moi, plantée là, essoufflée sur un trottoir. Engoncée dans une veste épaisse aux couleurs de mon école, les pommettes brûlantes de froid. Pas une larme, pas un sanglot - rien qu’un tumulte assourdissant.

À cet instant, sans un mot, je sais déjà que tout ce que nous étions ne sera plus. À cet instant, sans un mot, je sais au plus profond de moi que je ne te reverrai pas.

L’angoisse de cet instant perdu me chavire encore.
Je rouvre les paupières pour ne me heurter qu’à un voile de buée déposée sur les carreaux. De l’autre côté de la rue, des enfants s’amusent dans la neige, sur leur chemin pour l’école. Le monde continue de tourner.
D’autres neiges sont tombées.

Mon souffle se coupe, un instant. Le monde tourne, je vois les lumières qui vacillent, qui s’unissent, se détachent, se décomposent ; un milliard de tâches colorées qui se dessinent dans mon champ de vision, me cachent la vue et toute l’horreur que je ne dois pas voir. Je sens le froid qui m’imprègne, partout, inconscient des couches de tissus qui me recouvrent ; il s’infiltre, s’incruste, se glisse à chaque endroit qui lui fait suffisamment de place pour qu’il s’y installe. Il y a des voix, des voix, des voix indistinctes ; homme, femme, je ne sais pas, c’est ténu, c’est lointain, étouffé. Il y a mon sang qui pulse dans mes tempes et mes tympans, qui couvre tout ce qu’il ne faut pas que j’entende. L’air entre plus difficilement dans mes poumons, j’aperçois l’obscurité qui tente de me happer.

D’autres rêves se sont esquissés ; d’autres voeux ont été formulés. J’ai avancé… Même si je ne l’ai jamais voulu. Par la force des choses, et parce que je n’ai jamais eu le choix. Peu importe combien j’ai maudit le temps, le ciel et les Dieux. Peu importe combien j’ai maudit les hivers, les automnes et les anniversaires sans toi.
Le monde ne s’est pas arrêté pour moi.

Elvire, Elvire où es-tu ? Notre victoire tant cherchée, tant promise, qu’en fais-tu ? Elvire, dis-moi, tous nos rêves on en fait quoi ? On les jette au feu, on les jette aux lions, on les laisse crever comme toi tu me laisses seule ?

J’ai tant prié - mais je n’ai pas ta foi. Je n’ai pas ta candeur, je n’ai pas ton audace à croire en des forces plus grandes que nous. Je n’ai pas ta force à croire que quelqu’un entende nos suppliques, là-haut…
(Si les dieux existaient, ce ne sont pas les ailes des enfants qu’ils briseraient.)
Je l’ai compris il y a longtemps.

Je peux pleurer. Je peux hurler. Je peux supplier.
Le ciel s’en fout, les Dieux rient bien.
Le monde tournera sans elle.
Elvire ne reviendra pas.

Un rayon de soleil glisse au travers de la fenêtre pour se jeter à l’intérieur de l’échoppe. Le monde s’illumine de dorures étranges, déplacées. Les imbéciles les auraient prises pour un signe venu d’ailleurs. Je ne suis pas de ceux-là.

La neige s’est mise à tomber, dehors.
Une de plus, semblables à toutes celles qui t’a volée à ce monde que tu aimais tant.
Froid et impitoyable.

Sur la table, mon téléphone vibre. Bruit sourd, inattendu.
Un numéro sans identité, mais je connais par coeur cette petite ligne de chiffres qui s’affichent si rarement sur mon écran.
Un sourire, malgré moi, pourfend la glace de mes tourments. Mes doigts pianotent, lentement. Je ne m’empresse pas de répondre - je prends le temps. Chaque lettre compte. Chaque instant.
Je veux les graver en moi pour le restant de mes jours.

J’appuie sur le bouton d’envoi, puis je relève les yeux vers l’extérieur. Vers le ciel aux jeux absurde. Les nuages ont englouti le soleil, mais je sais qu’il reviendra.

Ne m’en veux pas, Elvire - si nous est différent aujourd’hui. Si mes sourires ne parlent plus que de toi, s’ils se vendent aussi à lui. Mais tu es partie, et je dois avancer. Je dois écrire ma propre histoire - je dois donner du sens aux vides que tu as laissés.

Sans toi, j’étais persuadée de n’être plus rien.
Avec lui, je me crois de nouveau capable de tout.

Alors, que les neiges continuent de tomber. Qu’elles recouvrent les pas et les cendres que nous avons laissés.
Nous, on continue d’avancer.

Moi, je continue de brûler.