Les rues sont inchangées. Le monde a continué de tourner. Les passants marchent, se croisent sans s'observer, ils parlent au téléphone et les amoureux se tiennent la main. Le soleil est timide entre les nuages, et son éclat rend le ciel trop blanc – mes prunelles sont forcées d'observer le ras du sol pour ne pas être brûlées par l'immaculé de la voûte.
Les allées sont familières – pourtant étrangères. Je ne suis pas revenu à Sunyra depuis que j'ai déménagé à Nemerya ; et observer leur paix après avoir goûté aux esquisses d'une guerre pour laquelle je n'avais pas l'âge ni la force, c'est doux-amer, et même un peu cruel. Presque irréel.
Comment le monde peut-il continuer de tourner de façon si simple, si banale, si évidente, comme si rien n'était jamais venu troubler sa sérénité factice ?

Un regard en biais dans ta direction – je me demande si toi aussi, ça t'arrive de penser à tout ça, de réfléchir à l'absurdité de tous nos rires depuis que l'horreur a frappé. Est-ce que toi aussi, t'avances aussi facilement qu'ils ont tous avancé, tous oublié ? Ou est-ce que toi aussi, la nuit, t'en fais encore des cauchemars qui te paralysent, est-ce que toi aussi, parfois, tu passes des heures dans l'obscurité, les yeux ouverts, incapable de dormir, à fixer ton plafond en craignant d'entendre une détonation et que ça recommence ?
J'étouffe un soupir et mes prunelles basculent plus loin, sur l'entrée du parc. Rhapsodie, devant moi, agite les oreilles – lui aussi reconnaît l'endroit qu'on a tellement fréquenté. On y a fait les pires rencontres, et puis des plus jolies, des violentes et des plus tendres, des retrouvailles chaleureuses aussi. C'est toujours comme une surprise – une loterie un peu bête et dont on ne sort pas toujours vainqueur.

Cette fois non plus je ne suis pas seul – et je me demande quand même par quelle sorcellerie on se retrouve ici tous les deux, comment on s'est décidés, comment on s'est convaincus, comment on s'est persuadés que c'était une bonne idée.
J'aurais presque envie de fuir, mais le bus est déjà reparti, et j'ai pas la patience d'attendre le suivant sans bouger. Alors, au lieu de quoi, je me contente d'avancer – parce que c'est toujours mieux que l'immobilité. Continuer – même à l'aveugle.
Un pas après l'autre.
Minute par minute.

Je paie l'entrée, récupère les safariball et m'avance dans l'allée. En tâchant de ne pas déranger Prisme sur mon épaule, je fouille dans mon sac pour en tirer ma bouteille d'eau. « Bon… Have fun, j'imagine… Hey, Lauriane, tu sais encore lancer une Pokéball j'espère ? » Raillerie évidente – je réprime un sourire et porte le goulot à mes lèvres. Je hausse un sourcil en posant les yeux sur toi – provocation gratuite.
Faudrait qu'on y trouve la force d'en rire.

Mon regard t'accroche un peu trop longtemps, s'éternise l'espace d'une seconde ou de deux, avant que mon attention soit reportée sur tes Pokémons qui apparaissent un à un. Petit rictus au bord des lèvres, je tends la main en direction de Sirius – de toutes les créatures en ta possession que je connais, c'est de loin ma préférée. « Dire que pas plus tard qu'hier soir, je montais des plans de Pokénapping à son encontre. »  Mais comme leur attention est entièrement captivée par le parc ou leurs camarades, j'en reviens à toi.
À ta question, comme un réflexe, je porte ma main à ma hanche. Une, deux…
Ah.
Non.
Juste une.
Où sont les autres ?

Trois battements de cœur affolés plus tard, tandis que je fouille dans les tréfonds de mon sac, ta voix me ramène d'un état presque second à la réalité. Mon regard frôle la surface des sphères mais sans l'accrocher tout de suite – je ne comp… Oh.
« Putain, Oplyn, pas mes Pokéballs. » je siffle en les récupérant – bave ou pas, qu'importe, j'ai besoin d'eux près de moi. J'inspire et me renfrogne quand je constate comme mes mains tremblent malgré elle et c'est comme pour me rassurer que j'enclenche les balles, une à une, libérant leur pensionnaire.
L'Absol à la fourrure nocturne, la Mimiqui qui s'en vient se glisser entre mes chevilles, et la Riolu qui, sans attendre une seconde, s'en va déjà enlacer le petit Galekid dont elle semble s'être vaguement entichée.

Tandis que je m'apprête à reprendre la marche, je sens Prisme s'agiter sur mon épaule – j'ai tout juste le temps de lui jeter un regard que, quand je relève les yeux, je crois voir double. « Que… » Une voix retentit, une silhouette se dessine et le puzzle s'assemble doucement. Je secoue la tête, rendu muet.
Mystic, donc.
Voilà donc le nom de la petite bestiole sur laquelle Prisme vient d'allègrement se jeter sous prétexte de jouer. J'ouvre la bouche mais, constatant que la Fantyrm de l'inconnu semble se prêter au jeu plus que protester, je me ravise et soupire. « Bah… Visiblement elles tarderont pas à devenir meilleures amies. » Et mon regard bascule, ricoche sur les créatures qui accompagnent l'inconnu. Je hausse un sourcil, malgré moi, en constatant la récurrence d'un certain type dans son équipe. « Passionné des dragons ? »
Bravo, Cap'tain Obvious.
(Un jour, moi aussi j'aurai un Embrylex.)

J'entends bien – ta voix, ton avertissement – seulement c'est une seconde trop tard que je réalise, et la bestiole est plus vive que moi.
Si jamais vous vous posiez la question, quarante kilos sur les épaules, c'est un peu lourd.
Juste un peu.
(Surtout quand votre épaule est blessée ; si, si, juré.)
En tout cas, assez pour vous prendre par surprise et vous précipiter au sol, vaguement stupéfait. Je ne réalise pas tout de suite ce qu'il vient de se passer – en face de moi, le Luxray s'est assis sous ton ordre, mais on devine aisément qu'il contient difficilement toute l'énergie dont il dispose. « Ehhhh... Bonjour, Sirius. Moi aussi, j'suis content d'te voir, gros chat. » Je tends la main pour chatouiller son oreille, qu'il agite par réflexe avant de réclamer un peu plus d'attention. C'est avec un sourire aux lèvres que je balaie ta question, un « T'inquiète. » et puis j'accepte la main tendue de l'inconnu pour me relever, dépoussiérant mes vêtements en lui adressant un regard. « Désolé pour la bousculade. »

Je m'en retourne me pencher sur le Luxray, et glisse mes doigts dans sa fourrure crépitante, chargée d'électricité statique. S'il semble, au début, se complaire dans mes flatteries, bientôt ses réactions gagnent en sobriété. Son regard est porté quelque part au dessus de mon épaule, et je ne comprends pas. J'entends toc, toc, toc et, quand je regarde enfin, je ne remarque rien d'autre qu'un Osselait qui s'amuse à heurter le tronc d'un arbre du bord de son os.
Sourcils froncés, un couinement presque imperceptible me force à relever les yeux, et…
Quoi ?
« Euh… J'crois y'a un problème. »
… Non, jure ?
« Eden ! Utilise Danse-Pluie ! » Pour contenir les flammes, les étouffer, les noyer avant qu'elles ne se propagent et ne commencent à dévorer l'écorce.
Et maintenant ?
On fait comment, pour le Chenipan coincé en haut, hors de notre portée ?

La pluie diluvienne qui s'est brusquement abattue a tôt fait gorger d'eau les feuilles et l'écorce de l'arbre – et nous tremper tout aussi du même coup. C'est toutefois le cadet de nos soucis – bien qu'aucun ne dure vraiment. Oplyn, sous tes ordres, arrache le petit Chenipan à son sort funeste, et l'autre s'assure que le responsable de ce carnage ne puisse plus nuire – la méthode est radicale mais, au moins, elle a le mérite de fonctionner. C'est le moins que l'on puisse dire, puisque le Funécire se laisse capturer sans rechigner.
Je me fends d'un soupir las, relevant les yeux vers les branches noircies au dessus de nos têtes. Les parties calcinées sont minimes – il survivra.
Alors, rassuré, je tends la main en direction d'Eden qui, après avoir mis en fuite l'Osselait, vient chercher les caresses amplement méritées que je lui offre. Sa fourrure sombre est dégoulinante de pluie, et il s'ébroue bien que le geste soit inutile. Au moins, l'intention y était.

« J'imagine… Qu'il y a eu plus de peur que de mal ? » je souffle, en avisant les passants qui se sont rassemblés autour du raffut et que je n'avais pas remarqués auparavant. Ce sont des curieux, des inquiets qui, après s'être assurés, eux aussi, que cette histoire s'était bien terminée, s'en retournent vaquer à leurs occupations. En me redressant, je lance un regard dans ta direction – un rictus appuyé. « Eh, bon retour au Safari, Lauriane ! » Bah… Au moins, c'était animé.
Sacré comité d'accueil, disons.

Et puis, je me tourne en direction de l'autre – celui qui en a vaguement profité pour servir ses propres intérêts au passage, pas vrai ? –, sourcil haussé. « Ça se met bien, dis-moi… » Cette bestiole aurait dû être à moi.
M'enfin… Soit.
« Prisme, reviens ! »
Parce qu'elle s'en était allée se cacher avec sa camarade dans les broussailles pour fuir l'agitation et le danger, je l'avais perdue de vue. Mais elle surgit brusquement des buissons, pour venir se reposer sur mon épaule – enfin rassurée.

« Personne n'aurait un Zénith à claquer, là ? »
Histoire qu'on n'attrape pas la mort sous le déluge qui a déjà détrempé toutes nos fringues.

M'enfin...
On va être tranquilles, au moins, maintenant.
Right ?

Les rayons du zénith, tout autant que je puisse déprécier de façon générale le beau temps et l'été sont, pour une fois, pas si désagréables. Savourant presque leur caresse sur ma peau, je glisse mes doigts entre les mèches humides de mes cheveux, flattant de mon autre main la tête d'Eden, venu s'abriter du soleil dans mon ombre. Travail d'équipe rondement mené – j'espère quand même qu'on n'aura pas trop attiré l'attention sur nous, et qu'on n'ira pas nous accuser d'avoir incendié le parc.
Ça me rappelle une autre histoire, ça, d'ailleurs...

Je reporte mon attention sur l'inconnu, Pokéball à la main de laquelle jaillit soudainement un… « Que... » Je crois voir double, une seconde – au détail près que les deux petites flammèches n'ont pas les mêmes couleurs, détail traitre qui m'empêche de me conforter dans une illusion rassurante pour ma jalousie, piquée à souhait. « Sérieux, en plus t'en avais déjà un... » J'ai soufflé à voix basse – peu enjoué par l'idée d'être entendu.

La suite, ça ressemble à des au revoir. Mots salvateurs et, que c'en soit ou non, opportuniste est un de mes prénoms – on ne me le dira pas deux fois. Je m'apprête déjà à le contourner, main levée dans une salutation brève et sourire poli aux lèvres. « Ouais, merci, c'était sympa. » Les intonations sans doute un peu trop pressées – certaines présences m'inspirent seulement moins que d'autres.

« Prisme, tu viens ? » Mes mots pour la Fantyrm, mon regard dans ta direction. Tu viens, Lauriane ?

Et l'inconnu...
L'inconnu, précisément, vaut mieux tant qu'il le reste.